mardi 16 août 2011

Le Marx de Lacan par Francois Regnault

 

A l’heure où nombre d’entre nous s’essayent à la lecture du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, récemment établi par Jacques-Alain Miller, nous sommes très heureux de pouvoir soumettre ce mois-ci à votre sagacité le remarquable compte-rendu que François Regnault a bien voulu établir, pour la Lettre en ligne, de son séminaire prononcé l’an dernier rue Huysmans, sous le titre « Le Marx de Lacan ». C’est autour de trois questions que l’auteur se proposait d’entreprendre le trajet destiné à discerner comment Lacan fait fonctionner Marx pour la psychanalyse : - en quoi le rapport entre la plus-value de Marx et le plus-de-jouir de Lacan est-il d’homologie et non d’analogie ? - en quoi le rapport entre le fétiche de Marx et celui de Freud est-il d’homonymie ? - quels fruits la psychanalyse peut-elle tirer des vues de Marx sur la révolution, les lois de l’histoire, la politique ? Aussi leste qu’érudit, François Regnault n’hésite pas à faire appel, pour nous guider sur les sentiers escarpés qu’il nous propose de gravir en sa compagnie, aussi bien à Euclide qu’à Claudel, à Althusser qu’à Saint Thomas, au Président des Brosses qu’à Platon. Le précieux instrument de lecture qu’il nous offre soutient avec élégance la gageure d’être à la fois maniable et précis, exhaustif et accessible au plus grand nombre, sans jamais céder sur le caractère incisif de l’enseignement de Lacan ni sur la subversion qu’il recèle. Il nous invite en conclusion à élaborer « une autre dialectique que celle qui se borne à considérer que la disparition des classes et du capitalisme sont automatiques, et à prédiquer que cela vient d’arriver, arrive, va arriver, quand demeure en vérité la plus grande oppression du monde. » Sachons lui gré de ne pas nous laisser dormir. Nathalie Jaudel
1. Il y aurait une homologie entre la plus-value selon Marx et le plus-de-jouir selon Lacan. Or, le plus-de-jouir est ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a. C’est en novembre 1968 que Lacan avance cette thèse, qui désigne le noyau dur des rapports – supposés, loin de tout « freudo-marxisme » – entre la pensée de Marx et la psychanalyse. Là commence le Marx de Lacan, de Lacan lecteur précoce du Capital.
2. Il y aurait une homonymie entre la marchandise comme fétiche selon Marx et le fétiche selon Freud. Au point qu’on peut tenir Marx pour l’inventeur de ce fétiche-là, et même si le fétichisme a une plus longue histoire. C’est la seconde question.
3. Restent le sens de l’Histoire, la Révolution, la politique issue de Marx, qui laissent Lacan sceptique, mais jamais quant au rapport de Marx à la vérité.
Notre démarche doit donc partir du noyau dur, celui du Capital de Marx quitte à revenir sur l’ « autre Marx », celui des écrits antérieurs, de l’Histoire, du matérialisme, de la dialectique.
François Regnault
« Il n’y a pas de route royale pour la scienceet ceux-là seulement ont chance d’arriver à des sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés ». Lettre de Marx à La Châtre du 18 mars 1872
Cette lettre, écrite en français, pour nous jeter à l’eau !
Lorsqu’on dit le X de Lacan* (le Platon, le Descartes, le Hegel, le Marx, etc.), il s’agit moins de l’interprétation par Lacan de cet X, que de la fonction L(X) : Lacan de X. Comment Lacan fait fonctionner cet X… pour la psychanalyse, et donc, comme me l’a suggéré Jacques-Alain Miller : comment inventer une clinique de Hegel, de Descartes, etc. ?
Clinique marxienne ? A présent, clinique du plus-de-jouir, que Lacan emprunte à la plus-value de Marx ; clinique du fétiche. Nous traiterons donc de ces deux entrées de Lacan dans Marx, et conclurons sur les considérations de Lacan sur la Révolution, les idéaux, les fins de l’Histoire.

De la plus-value au plus-de-jouir
Deux textes se présentent à la recherche, dans Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre :
« Je ferai appel à Marx, dont j’ai eu beaucoup de peine, importuné que j’en suis depuis longtemps, à ne pas plus tôt introduire le propos dans un champ où il est profondément à sa place. C’est d’une portée homologique à partir de Marx que je procéderai pour introduire la place où nous avons à situer la fonction essentielle de l’objet a. » [1]
- « importuné » : sans doute depuis le temps lointain où Lacan lisait Le Capital : « Ce vieux volume que vous voyez là plus ou moins se détacher en morceaux, je me souviens du temps où je le lisais dans ce qui était mon véhicule d’alors, à savoir le métro, alors que je me rendais à l’hôpital. » [2]
- « parfaitement à sa place » : on retrouve là le refus d’un décalage, d’une métaphore entre un domaine et un autre.
L’autre texte : « La jouissance a ici sa portée qu’elle nous permet d’introduire la fonction proprement structurale qui est celle du plus-de-jouir. […] Le plus-de-jouir est apparu dans mes derniers discours en fonction d’homologie par rapport à la plus-value marxiste. Dire homologie, c’est bien dire que leur rapport n’est pas d’analogie. Il s’agit bien de la même chose. » [3] « L’objet a, ce n’est pas qu’il n’ait pas été approché avant mon propre discours, bien sûr, mais il ne l’a été que de façon franchement insuffisante, aussi insuffisante qu’était la définition de la plus-value avant que le discours de Marx ne la fasse apparaître dans sa rigueur. » [4]
Il le définit d’ailleurs comme effet d’un discours. « L’objet a est effet du discours analytique et, à ce titre, ce que j’en dis n’est que cet effet même. Est-ce à dire qu’il n’est qu’artifice créé par le discours analytique ? » L’effet est ce symptôme qu’est l’analyste lui-même, « impliquant transformation du rapport du savoir, en tant que déterminant pour la position du sujet, avec le fond énigmatique de la jouissance » [5].
Analogie/homologie :
On connaît la méfiance constante de Lacan à l’endroit de l’analogie. Ainsi dans l’Appendice II des Ecrits, Lacan reproche à Charles Perelman et à son Traité de l’argumentation de réduire la métaphore à une analogie de la forme :

Ainsi : « Je ne suis pas sans m’accorder à la façon dont M. Perelman la traite [la métaphore] en y décelant une opération à quatre termes, voire à ce qu’il s’en justifie de la séparer décisivement de l’image. Je ne crois pas qu’il soit fondé pour autant à croire l’avoir ramenée à la fonction de l’analogie. » [6]
L’opposition dans ces opérations, on va le voir, n’est pas selon Lacan de 2 contre 2, mais de 3 contre 1. Le dernier terme, refoulé, ou incommensurable aux trois autres, ruine toute symétrie entre les rapports ; le rapport entre les rapports n’est pas calculable, ou irrationnel, voire imaginaire.

Quelques références s’imposent :
Analogie - :
Platon, Timée 31c : « Deux éléments ne peuvent seuls former une composition qui soit belle, sans l’intervention d’un troisième ; il faut, en effet, entre les deux, un lien qui les réunisse. Or, de tous les liens, le plus beau, c’est celui qui impose à lui-même et aux éléments qu’il relie l’unité la plus complète, ce que, par nature, la proportion () réalise de la façon la plus parfaite. »

Timée, 69b : « Alors que toutes choses se trouvaient dans le désordre, le dieu introduisit en chacune d’elles la mesure qui permet de les évaluer quantitativement et de les comparer sur ce plan les unes avec les autres, et cela dans tous les cas et de toutes les façons qu’il leur était possible de revêtir proportion et mesure. » [] [7]
Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 6 : «Le juste est une sorte de proportion. » Ou : « Le juste implique donc nécessairement au moins quatre termes : les personnes pour lesquelles il se trouve un fait juste, et qui sont deux, et les choses dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux également. » [8] Par exemple, entre des personnes d’un côté et des choses, de l’autre. S’ensuivra une distinction entre justice distributive, qui suppose la proportion : A/B = C/D, et justice corrective : (A + G) – G = (B – G) + G (on retire G à A pour le donner à B).
Saint Thomas d’Aquin. Définition scolastique (tirée de Gonzalez) :« Terminus analogus dicitur qui plures res significat, quae nec eadem omnino nec penitus diversae sunt, sed aliqua proportione conveniunt v.g., caput dicitur secundum analogiam de membro corporis, et de duce » [« Un terme est dit analogue quand il signifie plusieurs choses qui ne sont ni tout à fait semblables, ni tout à fait différentes, mais qui se conviennent selon une certaine proportion, par exemple, le chef est dit par analogie à la fois d’une partie du corps, (la tête), et de celui qui commande. »]

Somme théologique : Thèse : « Deus est homogenus creaturis » ; contre-thèse : « Deus non est mensura proportionata mensuratis » : [« Dieu est homogène aux créatures », contre : « Dieu n’est pas en mesure de proportion avec les choses mesurées. »]Réponse : « Dicendum est igitur quod hujusmodi nomina dicuntur de Deo et creaturis secundum analogiam, id est, proportionem. » [« Il faut donc dire que les noms de cette sorte sont dits à la fois de Dieu et des créatures par analogie, c’est-à-dire, par proportion. »]Ainsi certains mots sont-ils attribués à la fois à Dieu et aux créatures : par exemple, en quel sens Dieu est-il dit Père ? Le Supplementum de la Somme, résumant la thèse, indique : « Omnia dicta de Deo et creatura dicuntur analogice, non autem univoce, nec pure aequivoce. » [« Toutes les choses qui sont dites à la fois de Dieu et de la créature le sont de façon analogique, non de façon univoque, donc, ni de façon purement équivoque. »]
L’analogie se situe donc entre l’univocité et l’équivocité. On se demandera donc en quoi le plus-de jouir est ou non analogue à la plus-value. On n’omettra pas cependant que le signifiant selon Lacan est « par nature » équivoque. Pour saint Thomas, par exemple, chien et cheval sont dits univoquement des animaux, mais le chien animal et la constellation du Chien le sont équivoquement. (Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, exemple célèbre repris par Spinoza.) [9]
Considérons maintenant quelques textes de la mathématique grecque au sujet de l’analogie et de l’homologie :
Analogie / proportion :
Euclide, Eléments, livre V, définition 6 : « On appellera proportionnelles [analogues] les grandeurs qui on même rapport. »
Ainsi 4 grandeurs A et B d’un genre, et C et D d’un autre ou du même, sont analogues si tous les multiples de A peuvent être distribués selon les multiples de B selon les mêmes intervalles que les multiples de C selon ceux de D, ou encore : soit m et n : si mA est entre nB et (n+1)B, alors nC est entre nD et (n+1)D.
Homologia - :
« Homologie » signifie en grec « accord, convention », et a aussi un sens mathématique. : accorder, avouer ; par exemple chez Pappus d’Alexandrie, ce terme veut dire : « accordé dans les prémisses », mais signifie aussi exactement « correspondant » :
Archimède, Mécaniques, sur le centre de gravité :Postulat (= 5) : « Dans les figures inégales, mais semblables, les centres de gravité doivent être semblablement situés. Par points semblablement situés en relation à des figures semblables, j’entends des points tels que, si on trace des lignes droites à partir d’eux jusqu’à des angles égaux, ils font des angles égaux aux côtés correspondants. » [ ]
On est passé de l’analogie à la similitude. Appliqué à l’« équation » lacanienne, on aurait donc :
Selon l’analogie :
Mais selon l’homologie, le centre de gravité du capitalisme est comme le centre de gravité de la psychanalyse (on dit en français : mon homologue). Cela n’est peut-être pas apparemment la même chose, mais c’est le même champ archimédien, ce qui est chez Lacan, comme on le verra, le champ du discours. Ce qui suppose que dans « homologie », Lacan interprète homo-() plus comme même que comme semblable.
Soit encore Euclide, Eléments, livre V, définition 11 : « on appelle grandeurs correspondantes [] celles qui sont antécédentes par rapport aux antécédentes et celles qui sont conséquentes par rapport aux conséquentes ». Entre deux systèmes de grandeurs, il s’agit d’une bi-univocité entre les éléments ordonnés de l’un et les éléments ordonnés de l’autre.

Euclide, Eléments, livre VI, proposition 20 : « Des polygones semblables sont divisés en triangles semblables, et en triangles en nombre égal, et dans un même rapport [homologos] quant aux touts, et l’un des polygones a par rapport à l’autre un rapport double de celui qu’a un côté correspondant au côté correspondant [homologos] ».Il semble ici que dans le premier cas, homologos revient à une proportion, dans le second, à une correspondance terme à terme. [10]
L’analogie à éviter est donc celle selon laquelle on dirait donc que le plus-de-jouir est à la jouissance, ou au signifiant, ou au sujet, ce que la plus-value est à la marchandise, ou à la production, ou à la force de travail. Pourquoi ? Parce que cela laisse, pour reprendre l’expression de saint Thomas citée plus haut, deux domaines différents entre l’équivoque (du signifiant) et l’univocité (de l’être ?). Ou alors, il faut aller, comme Lacan l’affirme parfois, jusqu’à l’univocité (ce qu’il appelle : « la même chose »), mais laquelle ?
Où se confirme que l’homologie suppose bien l’identité des domaines, mais rencontre la présence d’un terme incommensurable dans le champ, et que par « la même chose », Lacan suppose que cette identité, cette « mêmeté » n’a lieu que dans le discours.
Un détour par Le Capital s’impose.
Le Capital
« Un sujet est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre sujet. Cela n’est-il pas calqué sur le fait que, dans ce que Marx déchiffre, à savoir la réalité économique, le sujet de la valeur d’échange est représenté auprès de la valeur d’usage ? C’est dans cette faille que se produit et que choit ce qui s’appelle la plus-value. Ne compte plus à notre niveau que cette perte. Non-identique désormais à lui-même, le sujet ne jouit plus. Quelque chose est perdu qui s’appelle le plus-de-jouir. Il est strictement corrélatif à l’entrée en jeu de ce qui dès lors détermine tout ce qu’il en est de la pensée. » [11]
L’intuition dont cela part, c’est que quelque chose est perdu, et que de la jouissance interdite provient cette perte qui n’est autre que le plus-de-jouir.
Partons de Marx, et posons les quelques définitions qui s’imposent à titre d’axiomes : la marchandise est d’abord la forme élémentaire de la richesse.
1. « L’utilité d’une chose fait de cette chose sa valeur d’usage. » [12]
2. « La valeur d’échange apparaît comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle les valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif ; une valeur d’échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit l’école, une contradictio in adjecto. [Une contradiction dans les termes.] »C’est cette faille dans la précision de la définition qui intéresse ici Lacan. Car, dit Marx, qu’un quarteron de froment = a kilogrammes de fer, implique que « les deux objets sont égaux à un troisième qui, par lui-même, n’est ni l’un ni l’autre. » Et Marx de donner l’exemple de la comparaison de surfaces que l’on doit décomposer en triangles pour les mesurer, même si dans ce dernier cas, les triangles sont de même nature. Tandis que le quelque chose de « commun » aux deux ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique, chimique, des marchandises. Autrement dit, en termes lacaniens, ce quelque chose l’est par un fait de discours, le discours étant ici un lien social. [13] « Donc, comme valeurs d’usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d’échange, elles ne peuvent être que de différentes quantités. » [14]
3. « La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail. » [15] Et: « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur, c’est le travail. » Le travail se mesure à sa durée. [16] Le travail productif disparaît dès qu’il s’exprime non plus selon la valeur d’usage, mais selon la valeur d’échange. Marx déclare : « J’ai, le premier, mis en relief le double caractère du travail représenté dans la marchandise. » Et il considère que l’économie politique pivote autour de ce point. [17] « Si donc, quant à la valeur d’usage, le travail contenu dans la marchandise ne vaut que qualitativement, par rapport à la grandeur de la valeur, il ne compte que quantitativement. » [18] Mais quant à la forme de la valeur, « on ne sait par où la prendre », « on peut tourner et retourner à volonté une marchandise prise à part ; en tant qu’objet de valeur, elle est insaisissable. » [19] Marx entreprend ensuite une genèse de cette forme, qui est la forme-monnaie.
Du plus-de-jouir à la plus-value
Homologie :
On doit donc comprendre que si l’analogie laisse la structure à elle-même, l’homologie est la structure même : « Il s’agit bien de la même chose. »
On retrouve ici ce que Lacan a souvent affirmé, à propos de la topologie notamment : « Cette topologie qui s’inscrit dans la géométrie projective et les surfaces de l’analysis situs, n’est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud, au rang d’une métaphore, mais bien pour représenter la structure elle-même. » [20]
« La structure est donc à prendre au sens du réel même. [..] Ou ce dont nous parlons n’a pas d’existence, ou, si le sujet en a une, j’entends telle que nous l’articulons, il est exactement fait comme ces choses inscrites sur le tableau. La structure se détermine par une impossibilité, par quoi elle est réelle. » [21]
Dès lors, que veut dire cette équivalence entre « homologie » et « la même chose » ?
Il ne s’agit pas de dire que Mehrwert et Mehrlust sont une seule et même chose, dans tous les sens du mot, et qu’on peut utiliser un mot pour un autre – ce que Lacan ne fait pas toujours – mais de comprendre en quel sens il peut dire que « c’est la même chose ».
Il faut introduire là la forme monnaie : « Chacun disait, lors même qu’il ne sait rien autre chose, que les marchandises possèdent une forme valeur particulière qui contraste de la manière la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses : la forme monnaie. » [22] Mais cette forme est une énigme, et peut-être la théorie analytique de la jouissance renoncée éclaire-t-elle en effet le caractère peu naturel de l’énigme.
Car Lacan met la renonciation à la jouissance à l’orée de la question. Or cette renonciation se repère chez Marx en trois endroits :
a) Le produit – propriété du capitaliste – est une valeur d’usage, telle que des filés, de la toile, des bottes, etc. Mais bien que des bottes, par exemple, fassent en quelque sorte marcher le monde, et que notre capitaliste soit assurément un homme de progrès, s’il fait des bottes, ce n’est pas par amour des bottes. En général, dans la production marchande, la valeur d’usage n’est pas chose qu’on aime pour elle-même. Elle n’y sert que de porte-valeur. Or, pour notre capitaliste, il s’agit d’abord de produire un objet utile qui ait une valeur échangeable, un article destiné à la vente, une marchandise. Et, de plus, il veut que la valeur de cette marchandise surpasse celle des marchandises nécessaires pour la produire, c’est-à-dire la somme des valeurs des moyens de production et de la force de travail, pour lesquels il a dépensé son cher argent. Il veut produire non seulement une chose utile, et non seulement une valeur, mais encore une plus-value. » [23] Ainsi il a en un sens renoncé à la jouissance des bottes pour ce plus-de-jouir qu’est la plus-value !
b) Ou, ce qui revient au même, « le capitaliste, qui est à cheval sur son économie politique vulgaire, s’écriera peut-être qu’il n’a avancé son argent qu’avec l’intention de le multiplier. Mais le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions, et personne ne peut l’empêcher d’avoir l’intention de faire de l’argent sans produire. Il jure qu’on ne l’y rattrapera plus ; à l’avenir, il achètera sur le marché des marchandises toutes faites au lieu de les fabriquer lui-même. Mais si tous ses compères capitalistes font de même, comment trouver des marchandises sur le marché ? Pourtant, il ne peut manger son argent. Il se met donc à nous catéchiser : on devrait prendre en considération son abstinence ! il pouvait faire ripaille avec ses 15 shillings ; au lieu de cela il les a consommés productivement et en a fait des filés. C’est vrai, mais aussi a-t-il des filés et non des remords. Qu’il prenne garde de partager le sort du thésaurisateur qui nous a montré où conduit l’ascétisme ! » [24] On entrevoit en quoi le pari de Pascal occupera une large part de ce Séminaire XVI : commencer par une mise qui est une perte, et en outre (ce qui n’a pas lieu ici), parier sur l’existence du partenaire.
c) Mais surtout, l’ouvrier a vendu sa force de travail à l’instant t :
« Lors de la vente de sa force de travail, il a été sous-entendu que sa valeur journalière = 3 shillings – somme d’or dans laquelle six heures de travail sont incorporées – et que, par conséquent, il faut travailler six heures pour produire la somme moyenne de subsistances nécessaires à l’entretien quotidien du travailleur. Comme notre fileur convertit pendant une heure une livre 2 tiers de coton en 1 livre 2 tiers de filés, il convertira en six heures dix livres de coton en 10 livres de filés. Pendant la durée du filage, le coton absorbe donc six heures de travail. Le même temps de travail est fixé dans une somme d’or de 3 sh. Le fileur a donc ajouté au coton une valeur de 3 sh. »
« Faisons maintenant le compte de la valeur totale du produit. Les 10 livres de filés contiennent deux journées et demie de travail ; coton et broche contiennent deux journées ; une demi-journée a été absorbée durant le filage. La même somme de travail est fixée dans une masse d’or de 15 sh. Le prix de 15 sh. exprime donc la valeur exacte de 10 livres de filés ; le prix de 1 sh. 6 pence, celle d’une livre. »
« Notre capitaliste est ébahi. La valeur du produit égale la valeur du capital avancé. La valeur avancée n’a pas fait de petits ; elle n’a point enfanté de plus-value, et l’argent, par conséquent, ne s’est pas métamorphosé en capital. » [25] Suit alors une argumentation qui en arrive à la conclusion suivante : « Si une demi-journée de travail a suffi pour faire vivre l’ouvrier pendant 24 heures, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse travailler une journée tout entière. » [26]
D’où l’enclenchement du processus de la plus-value, dans le texte essentiel qui suit :
« Notre capitaliste a prévu le cas, et c’est ce qui le fait rire. L’ouvrier trouve donc dans l’atelier les moyens de production nécessaires pour une journée de travail, non pas de six, mais de douze heures. Puisque 10 livres de coton avaient absorbé six heures de travail et se transformaient en 10 livres de filés, 20 livres de coton absorberont douze heures de travail et se transformeront en 20 livres de filés. Examinons maintenant le produit du travail prolongé. Les 20 livres de filés contiennent cinq journées de travail dont quatre étaient réalisées dans le coton et les broches consommés, une absorbée par le coton pendant l’opération du filage. Or, l’expression monétaire de cinq journées de travail est de 30 sh. Tel est donc le prix des 20 livres de filés. La livre de filés coûte, après comme avant, 1sh. 6 d. Mais la somme de valeur des marchandises employées dans l’opération ne dépassait pas 27 sh. Et la valeur des filés atteint 30 sh. La valeur du produit s’est accrue de 1/9 sur la valeur avancée pour sa production. Les 27 sh. avancés se sont donc transformés en 30sh. Ils ont enfanté une plus-value de 3 sh. Le tour est fait. L’argent s’est métamorphosé en capital. » [27]
On notera que la jouissance à laquelle l’ouvrier doit renoncer n’est autre que sa liberté (une demie journée, pour être concret), ou sa force de travail, qu’il peut aliéner ou non. On notera aussi que la plus-value résulte intrinsèquement pour Marx du processus analysé, et que le capitaliste s’en est fait seulement l’artisan. Libre à lui de rendre la plus-value à l’ouvrier, mais alors le processus changerait de sens. Le processus suppose que le capitaliste sacrifie une jouissance pour obtenir une plus-value, que l’ouvrier sacrifie une partie de sa liberté pour survivre ; pour demander même un plus-de-salaire s’il veut, mais qui ne pourra abolir la plus-value. Elle ne peut pas plus être abolie dans le processus que le hasard selon Mallarmé !
« La production de plus-value n’est donc autre chose que la production de valeur prolongée au-delà d’un certain point. Si le procès de travail ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur ; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value. » [28] Il reviendra à la suite du Capital d’en déduire tout le reste, le taux de la plus-value, la capital constant et le capital variable.L’idée de processus implique que les sujets sont pris dans une matrice qui en fait les Träger (les porteurs) de fonctions, comme le sadique et le masochiste dans Pulsions et destins de pulsions chez Freud, et comme dans les formules des quatre discours de Lacan, le sujet se voit assigner une place « indépendante de sa volonté », comme on dit. Même, la fonction de sujet dans le discours capitaliste de Lacan peut aussi bien être occupée par le capitaliste que par l’ouvrier, de même que celle de l’objet, ou que celle du signifiant-maître, etc., comme il en va aussi du Maître et de l’Esclave (puisque l’Esclave peut devenir le Maître). Ce n’est cependant pas un jeu imaginaire de rôles à la Mélanie Klein (Qui joue la mère ? Qui la fille ? etc.), mais une structure signifiante qui représente le sujet, non pour un autre sujet, mais pour un autre signifiant. Tel est aussi le sens de l’homologie selon Lacan : le même processus, même si les noms des fonctions varient. Mais surtout : le processus fait surgir un terme incommensurable avec le reste des opérations : ce plus énigmatique de la plus-value et du plus-de jouir, qui est en un sens calculable dans l’« économie » (son taux), mais tout autant incalculable au regard de la jouissance (comme le nombre irrationnel pour les Grecs, le nombre négatif avant l’algèbre, les infinitésimales avant le calcul intégral, le transfini avant Cantor, etc.)
Revenons à Lacan.
L’argument qu’il donne est exactement le suivant : « Pas plus que le travail n’était nouveau dans la production de la marchandise, pas plus la renonciation à la jouissance, dont je n’ai pas ici plus à définir la relation au travail, n’est nouvelle. Dès l’abord en effet, et contrairement à ce que dit ou semble dire Hegel, c’est elle qui constitue le maître, lequel entend bien en faire le principe de son pouvoir. Ce qui est nouveau, c’est qu’il y ait un discours qui l’articule, cette renonciation, et qui y fait apparaître ce que j’appellerai la fonction du plus-de-jouir. C’est là l’essence du discours analytique. » [29]
Certes, et depuis Freud, la psychanalyse a renoncé à hériter d’une opposition conventionnelle entre l’individuel et le collectif (la foule, chez Freud, commence à deux ; le lien social chez Lacan commence, si on peut dire à un seul sujet, mais exposé aux fonctions de l’Autre). Et l’homologie qui refuse qu’entre plus-value et plus-de jouir il y ait analogie, c’est donc l’existence du discours : « Cette fonction (du plus-de-jouir) apparaît par le fait du discours. » Ou encore : « L’identité du discours avec ses conditions, voilà qui trouvera éclairage, je l’espère, de ce que je vais dire maintenant de la démarche analytique. » [30] Car le discours est justement un agencement structural.
Les références abondent :
Formalisme du discours : « L’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole. » (écrit au tableau par Lacan lors de cette séance du 13 novembre 1968). Ce qui va de pair avec la thèse qu’il n’y a pas d’univers du discours » (en dehors duquel donc, on aurait les régions de la réalité. Tout comme le pot de moutarde vide, qui sert d’exemple à Lacan lors de cette séance, est déclaré vide parce qu’il n’y a pas de signifié à l’intérieur, mais du signifiant.
On pourrait dire que c’est en somme ce manque que Lacan introduit chez Marx… en retour ! Abstraction de la marchandise (on le verra avec le fétichisme), insaisissabilité de la plus-value, à la fois calculable et non.
« La plus-value était-elle là avant que le travail abstrait, j’entends celui dont cette abstraction se dégage comme moyenne sociale, ait résulté de l’absolutisation du marché ? […] Il est plus que probable que l’apparition de la plus-value dans le discours avait pour condition l’absolutisation du marché. Celle-ci peut difficilement être séparée de certains effets de langage, et c’est pourquoi nous avons introduit le plus-de-jouir. » [31] Ce qui consonne avec les explications épistémologiques que Louis Althusser reprenait à celles souveraines, qu’Engels avait données de l’invention de la plus-value par Marx : « Alors vint Marx. Pour prendre le contre-pied direct de tous ses prédécesseurs. Où ils avaient vu une solution, il ne vit qu’un problème. » [32]
On doit comprendre ainsi la formule : « Le plus-de-jouir est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours. » Et la suite : « C’est ce qui donne sa place à l’objet a. Pour autant que le marché définit comme marchandise quelque objet que ce soit du travail humain, cet objet porte en lui-même quelque chose de la plus-value. Ainsi le plus-de-jouir est-il ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a. » [33]
Les conséquences :
A partir du Séminaire XVI, l’objet a prend une nouvelle fonction, et comme souvent chez Lacan, à chaque fois de nouveau essentielle. Cause du désir, spécialement représentée par le sein, les fèces, le regard et la voix, le voilà devenu plus-de-jouir, ce qui l’inscrit entièrement dans une référence à la jouissance, catégorie fondamentale de cette partie de l’enseignement de Lacan, alors qu’on eût pu dire auparavant qu’il ne se référait à elle que via le phallus, signifiant de la jouissance. Mais alors, dans cette nouvelle acception, supposant la, le plus-de-jouir cause du désir ne suppose-t-il pas une renonciation à la jouissance applicable aux objets plus haut désignés : de la mère entière derrière le sein coupé, des fèces en tant qu’on les garderait (fantasme connu), de l’écran dans la vue, et du silence de la voix (Jacques-Alain Miller a établi en effet que la voix au sens de Lacan n’est pas la jouissance de son « grain », mais voix silencieuse).
Redisons-le pour conclure : « La structure, c’est le réel même. » [34] et : « L’objet a est effet du discours analytique et, à ce titre, ce que j’en dis n’est que cet effet même. » [35]
Dans le Séminaire XVII :
« Je vous ai laissé voir que, dans le discours du maître, le a est précisément identifiable à ce qu’a sorti une pensée travailleuse, celle de Marx, à savoir ce qu’il en était, symboliquement et réellement, de la fonction de la plus-value. » [36] Relevons ce « symboliquement » et ce « réellement » qui identifient, dans le discours du maître, l’objet a à la plus-value. On entrevoit qu’une solution élégante du problème est qu’avec l’apparition, ou plutôt le développement des quatre discours, chacun des quatre termes (S1, le signifiant-maître, S2, le savoir, le sujet S barré et a le plus-de-jouir) reçoit des fonctions distinctives : « Nous serions donc déjà en présence de deux termes, et, de là, il ne nous resterait peut-être qu’à les modifier légèrement, à en donner une traduction plus aisée, pour les transporter dans d’autres registres. » [37] On conviendra qu’alors, dans le discours du maître, le plus-de-jouir, c’est la plus-value. Mais à condition d’en faire davantage le résultat de l’agencement même du discours qu’une référence à la réalité. La structure, c’est le réel. La réalité, c’est autre chose, c’est, sans doute, une différence imaginaire entre l’« individuel » et le « collectif ».
La jouissance prend son statut de sa dimension de perte (« La jouissance, c’est le tonneau des Danaïdes » [38]) : « Voilà pourquoi je l’ai introduite d’abord du terme de Mehrlust, plus-de-jouir. C’est justement d’être aperçu dans la dimension de la perte – quelque chose nécessite à compenser, si je puis dire, ce qui est d’abord nombre négatif – que ce je ne sais quoi est venu frapper, résonner sur les parois de la cloche, a fait jouissance, et jouissance à répéter. C’est seulement la dimension de l’entropie qui fait prendre corps à ceci, qu’il y a un plus-de-jouir à récupérer. » [39]
Enfin, le site de l’opération est toujours (dans) le discours : « Il est clair que rien n’est plus brûlant que ce qui, du discours, fait référence à la jouissance. Le discours y touche sans cesse, de ce qu’il s’y origine. » [40]
L’interprétation de Marx qui s’ensuit va donc à lui prêter le plus-de-jouir, et Lacan y raccroche tout ce qui découle de son interprétation de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel : « Pourquoi, ce plus-de-jouir, [l’esclave] le doit-il au maître ? C’est là ce qui est masqué au niveau de Marx, c’est que le maître à qui est dû ce plus-de-jouir a renoncé à tout, et à la jouissance d’abord, puisqu’il s’est exposé à la mort […] Le maître, dans tout ça, fait un petit effort pour que tout marche, c’est-à-dire donne l’ordre. A simplement remplir sa fonction de maître, il y perd quelque chose. Ce quelque chose de perdu, c’est par là au moins que quelque chose de la jouissance doit lui être rendu – précisément le plus-de-jouir. » [41] Ici, il s’agit du maître, du point de vue de Hegel. Pour qu’il s’agisse du capitaliste de Marx, il faut une opération supplémentaire : « Si, par cet acharnement qui est le sien de se castrer [de renoncer, lui, Marx, à sa jouissance], il n’avait pas comptabilisé ce plus-de-jouir [voir la démonstration donnée plus haut], s’il n’en avait pas fait la plus-value, en d’autres termes s’il n’avait pas fondé le capitalisme, Marx se serait aperçu que la plus-value, c’est le plus-de-jouir. »
On ne peut être plus clair, mais en même temps il faut apercevoir ce que le discours analytique ajoute au marxisme un axiome de plus, pourrait-on dire, l’interprétation de l’exploitation de l’homme par l’homme, pour reprendre la formule célèbre (avec, comme le dit Lacan, son contraire, qui n’est que son inverse !) en termes de jouissance.
Le caractère fétiche de la marchandise et son secret
Il convient à présent d’aborder quelques autres aspects du Marx de Lacan. Et d’abord le fétiche.
A ce propos, il ne s’agit plus d’homologie, mais d’homonymie !
« Je ne vois à dépasser cette aliénation que l’objet qui en supporte la valeur, ce que Marx appelait en une homonymie singulièrement anticipée de la psychanalyse, le fétiche, étant entendu que la psychanalyse dévoile sa signification biologique. » [42]
Revenons d’abord à la signification antique de l’homonymie selon Aristote :
« On appelle homonymes [] les choses dont le nom seul est commun, tandis que la notion [] désignée par ce nom est diverse. Par exemple, animal est aussi bien un homme réel qu’un homme en peinture.
« D’autre part synonyme se dit de ce qui a à la fois communauté de nom et identité de notion. Par exemple, l’animal est à la fois l’homme et le bœuf. » [Catégories, chapitre 1]
Le texte de Marx sur le caractère fétichiste de la marchandise est connu comme morceau de choix au cœur du Capital. En voici quelques passages essentiels :
« Notre analyse a montré que [la marchandise] est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux […] Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. »
« D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu’il revêt la forme d’une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même. » Cette forme est qualifiée par Marx plus loin de « fantastique ». « Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes entre eux. Il en est de même de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » [43]
Homologie certaine, me risquerai-je à dire, avec la proposition de Lacan sur le symbolisme (à propos de celui d’Ernest Jones) : « Si l’homme se trouve ouvert à désirer autant d’autres en lui-même que ses membres ont de noms hors de lui, s’il a à reconnaître autant de membres disjoints de son unité, perdue sans jamais avoir été, qu’il y a d’étants qui sont la métaphore de ces membres, – on voit aussi que la question est résolue de savoir quelle valeur de naissance ont les symboles, puisque ce sont ces membres mêmes qui lui font retour après avoir erré par le monde sous une forme aliénée. » [44]
Et dans la proposition suivante de Marx, on ne sera pas sans faire le lien avec la définition du discours comme lien social par Lacan : « Pour [les producteurs], les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entres les choses. » [45] On sait que dans le fétichisme selon Freud, une chevelure, une chaussure ne sont pas là pour leur valeur d’usage, mais pour leur valeur de cause du désir, ou plutôt de jouissance ; comme la marchandise de Marx, ils « tombent et ne tombent pas sous les sens ».
Enfin, Marx va jusqu’à comparer la valeur avec la lettre (ou le signifiant) : « La valeur ne porte donc pas écrite sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. » [46] Ce qu’on peut rapprocher aussi de la comparaison inverse que fait Saussure du signifiant avec la monnaie, au sein d’une sémiologie générale.
On sait que le mot fétiche vient du portugais : feitiço, du latin faeticius, artificiel.
On doit au Président Charles de Brosses le concept de fétichisme dans son ouvrage de 1760, Du culte des dieux fétiches. [47] Dans un petit opuscule assez complet sur la question, Le fétichisme / Histoire d’un concept, l’auteur, Alfonso M. Iacono traverse ensuite la longue postérité de ce concept inauguré par de Brosses et repris par tous les auteurs qui croient à un stade primitif des religions. De Brosses subsume sous son concept les opinions dogmatiques et les rites pratiques des premiers temps qui « roulent, ou sur le culte des astres, connu sous le nom de sabéisme, ou sur les cultes peut-être non moins anciens de certains objets terrestres et matériels appelés Fétiches chez les nègres africains, parmi lesquels le culte subsiste, et que pour cette raison j’appellerai fétichisme. » [48]
Alfonso M. Iacono consacre évidemment un chapitre à Marx et Freud et estime que le rapport entre leurs deux « fétichismes » est plutôt « analogique et métaphorique » : « Marx et Freud identifient les phénomènes qu’il décrivent en transposant un terme et un concept propres au domaine ethnologique aux domaines sociologique et psychologique. » Sans hypostasier ces « domaines » eux-mêmes, la prudence épistémologue s’impose. Le concept en question a lui-même perdu de sa pertinence, comme en témoigne un texte assez décisif de Marcel Mauss, cité par Iacono : la notion de fétiche « ne correspond qu’à un immense malentendu entre deux civilisations, l’africaine et l’européenne ; elle n’a d’autre fondement qu’une aveugle obéissance à l’usage colonial, aux langues franques parlées par les Européens, à la culture occidentale. On n’a pas plus le droit de parler de fétichisme à propos des Bantous occidentaux qu’on n’a l’habitude d’en parler à propos des Bantous centraux ou orientaux. On n’a même pas le droit de parler du fétiche nigritien : l’idole guinéenne ou congolaise (celle-ci très rare), le charme congolais, les tabous de propriété, et autres, ne sont pas, au Congo ou à la Guinée, d’une autre nature que ceux des autres religions, des autres sociétés. » [49]
Mais, note Iacono, on peut garder ce concept chez Marx et chez Freud, avec les significations qu’ils leur donnent. Car ils l’ôtent à la religion et le déplacent en le retournant, l’un sur le système capitaliste devenu une sorte de religion générale des marchandises, et l’autre sur le registre de la perversion devenu la religion privée du sujet à l’égard du phallus maternel, et cessent d’en faire un mécanisme réservé aux sauvages et aux primitifs. [50]
Chez Marx, donc, ce qui est d’abord homonyme du concept ethnologique se fixe pour finir dans l’hiéroglyphe plus haut cité, que les producteurs utilisent sans le savoir quand ils « établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. » [51]
Chez Freud, et selon Lacan, il n’y a d’abord qu’homonymie entre les deux fétiches, mais ce n’est pas, selon lui, le fétichisme du Président de Brosses et de ses successeurs immédiats, qui « anticipe la psychanalyse », mais celui de Marx. Tel est ce que Lacan affirme il est vrai dans des Réponses à des étudiants de philosophie (de la Faculté des Lettres de Paris), à qui il tient peut-être un langage assez exotérique… à leur portée ?
D’ailleurs, après avoir évoqué la question de la révolution, sur laquelle nous reviendrons, il les laisse sur ces propositions : « Maintenant la psychanalyse a pris la succession de la névrose : elle a la même fonction, mais elle aussi, elle la manque. » Et encore : « Que la psychanalyse doive être payée n’implique pas que ce soit une thérapie de classe, mais les deux sont tout ce qui y reste actuellement. Ceci peut passer pour une réponse trop ironique. Si vous y réfléchissez, elle vous paraîtra sûrement plus authentique que si je vous renvoyais à ce que j’ai dit plus haut de la fonction du fétiche. » [52]
J’en déduis que l’homonymie entre le fétiche et l’objet a, entre la marchandise et la cause du désir fera place chez Lacan à l’homologie entre plus-value et plus-de-jouir. Il est vrai qu’il disait aux étudiants que la psychanalyse dévoilait la signification biologique du fétiche, impliquant sans nul doute l’idée d’un substitut du phallus maternel, et renvoyant à la division de l’objet a entre sein, fèces, regard et voix. Mais l’invention du plus-de-jouir identifié à la plus-value substituera à l’homonymie « restreinte » une homologie « généralisée », moyennant la jouissance.
Ce qu’on pourra lire en toutes lettres dans Radiophonie en 1970. [53]
A propos de la révolution, où Lacan pointe « le pas de Marx », il avance qu’à prendre part dans les relations articulées de la structure, on ne le fait qu’à ses dépens : « Dépens de vie ou bien de mort, c’est secondaire. Dépens de jouissance, voilà le primaire. D’où la nécessité du plus-de-jouir pour que la machine tourne, le jouissance ne s’indiquant là que pour qu’on l’ait de cette effaçon [de ce que quelque chose s’efface], comme trou à combler. » Rappelons-nous que la jouissance, c’est le tonneau des Danaïdes.
Et pour conclure : « C’est bien le cas de vérifier ce que je dis du plus-de-jouir. Ma Mehrwert [plus-value], c’est la Marxlust, le plus-de-jouir de Marx. » [54]
La Révolution
Entre la psychanalyse et le marxisme, il est arrivé à Lacan de dire que le rapport était celui de l’implication matérielle en logique ; ou plutôt, entre le marxisme et sa théorie du langage comme structure de l’inconscient. [55] Rappelons la matrice de l’implication logique d’une proposition q par une proposition p : si p alors q, dans quels cas est-ce vrai ou faux ? (« implique » est ici symbolisé par ).
p q
V V VF V VV F FF V F
On lit dans le 2ème cas que si p (le marxisme) est faux, cela n’empêcherait pas q (la théorie du langage selon la psychanalyse) d’être vraie.
En retour, si on peut dire, la psychanalyse n’interprète pas la pratique révolutionnaire. Mais elle demande à la théorie révolutionnaire, en revanche, de s’interroger sur « la fonction de la vérité comme cause ». On sait que chez Lacan reprenant Aristote, cette cause peut être formelle (la science), efficiente (la magie), finale (la religion) ou enfin matérielle (la matérialité du signifiant dans la psychanalyse). La question se pose évidemment au matérialisme dialectique, et Lacan prétend que la place de la vérité serait comme laissée vide par le matérialisme dialectique. De cette place vide, il donne une formule qui est celle de l’ellipse en mathématiques. Pourquoi ?
Parce que, par principe, il interprète l’idée de révolution politique en termes de révolution astronomique : grossièrement, la révolution revient à remettre les choses à la même place ; à entendre non comme le propos réactionnaire par excellence (« Tout revient toujours au même ! », comme dans Les paravents de Jean Genet, par exemple, lorsque les Algériens ont renversé les colons français, ils établissent aussitôt une nouvelle oppression, sur les femmes notamment, si bien que l’une d’entre elles s’écrie : « C’est l’échange-maison ! »), que comme la question suivante : qu’est-ce qui n’a pas changé dans ce qui a changé ? On croit savoir ce qu’on gagne, on ne mesure pas ce qu’on perd, la perte de jouissance. La formule la plus complète est encore dans Radiophonie :
« Quelqu’un nommé Karl Marx, voilà calculé le lieu du foyer noir, mais aussi capital (c’est le cas de le dire) que le capitaliste (que celui-ci occupe l’autre foyer d’un corps à jouir d’un Plus ou d’un plus-de-jouir à faire corps), pour que la production capitaliste soit assurée de la révolution propice à faire durer son dur désir, pour citer là le poète qu’elle méritait. » Le poète est Paul Eluard et son « dur désir de durer ». La formule s’applique hautement à ce que nous appelons la société de consommation, et elle annonce étonnamment ce qui se passe dans la Chine actuelle, production assurée de la révolution. Mais elle signifie surtout que « les choses tournent en rond », ou plutôt en ellipse, avec un foyer vide, la cause absente, et un foyer occupé, non par le soleil, mais par le plus-de-jouir, dont le capitaliste fait la plus-value. De sorte que c’est seulement pour la psychanalyse, ou pour le discours analytique confronté au discours du Maître ou au discours capitaliste [56], que s’avère « la nécessité du plus-de-jouir pour que la machine tourne. »
On lira avec fruit toute la réponse de Radiophonie à la question portant justement sur l’inconscient comme « révolution copernicienne » et sur ses « conséquences sur le plan … plus particulièrement du marxisme, voire du communisme. »
On y lira aussi que c’est grâce à Marx qu’on ne peut réduire la Révolution, la française, « à ce qu’elle est pour Bonaparte comme pour Chateaubriand : retour au maître qui a l’art de les rendre utiles [les révolutions, sur lesquelles, on le sait, Chateaubriand a écrit un essai] ».
« Il en serait ainsi si Marx ne l’avait replacée de la structure qu’il en formule dans un discours du capitaliste, mais de ce qu’elle ait forclos la plus-value dont il motive son discours. Autrement dit c’est de l’inconscient et du symptôme qu’il prétend proroger la grande Révolution : c’est de la plus-value découverte qu’il précipite la conscience dite de classe. Lénine passant à l’acte, n’en obtient rien de plus que ce qu’on appelle régression dans la psychanalyse : soit les temps d’un discours qui n’ont pas été tenus dans la réalité, et d’abord d’être intenables. » [57]
Cette thèse revient à minimiser l’importance de la fameuse prise de conscience. Il semble que, dans ces réflexions subtiles et laconiques, Lacan sépare dans Marx ce qui relève de la structure, à quoi il souscrit et qui implique la plus-value, et donc, pour l’analyste, le plus-de-jouir du ou des sujets, de la fonction des idéaux que Marx prétend en déduire. Or, rien de tel ne s’en déduit aux yeux de Lacan qu’un passage à l’acte, catastrophique comme souvent, et le symptôme revient en force, le maître précipitant alors les temps qui ne sont pas venus de discours forcés (dictature du prolétariat, Parti au-dessus des classes, socialisme dans un seul pays, culte de la personnalité, etc.), car ce passage à l’acte n’est pas la bonne issue de la cure.
Lois de l’Histoire, idéaux révolutionnaires
Ces dernières analyses, fondées sur celle de la reprise de la plus-value par homologie dans le discours analytique, justifient rétrospectivement la méfiance de quelques-uns des premiers textes de Lacan, non tant à propos de Marx qu’à propos du marxisme officiel auquel il n’a jamais cessé de ne pas croire, ce qui lui a évité, à lui comme à bien peu, le compagnonnage de route de tous ceux à qui l’URSS aura servi d’asile (d’ignorance) ou d’alibi (de la conscience).
Aussi est-ce bien dès le « Discours de Rome » qu’on lit que les lois de l’Histoire, tirées entre autres d’un Marx d’avant la plus-value, ne valent pas plus cher, mais sans doute pas moins, que celles du providentialisme de Bossuet, qu’il traite d’abord avec ironie : « Chacun sait qu’elles valent aussi peu pour orienter la recherche sur un passé récent que pour présumer avec quelque raison des événements du lendemain. Au reste sont-elles assez modestes pour repousser à l’après-demain leurs certitudes, et pas trop prudes non plus pour admettre les retouches qui permettent de prévoir ce qui est arrivé hier. » [58]
C’est pour ajouter aussitôt que ces prétendues lois ont leur intérêt ailleurs : « Il est dans le rôle d’idéaux qui est considérable. » Idéal du Moi, mais aussi, identification au sens de Freud dans la psychologie collective. Et l’exemple de la Révolution française lui permet de différencier alors deux types d’historisations, catégories que je ne sache pas qu’il ait reprises ensuite, la première, la valeur traumatique d’une émeute dans le faubourg Saint-Antoine, par exemple (la prise de la Bastille), qui s’effacera avec la disparition du Parlement et de la Cour. La seconde, qui laissera un souvenir fort vif même sous la censure « tant qu’il y a aura des hommes pour soumettre leur révolte à l’ordre de la lutte pour l’avènement politique du prolétariat, c’est-à-dire des hommes pour qui les mots-clefs du matérialisme dialectique auront un sens. » Et ce n’est sans doute pas une surprise que ce soit dans le temps où lesdits mots-clefs perdent lentement leur sens, que le souvenir de la Révolution française donne lieu au révisionnisme bourgeois dont elle est aujourd’hui l’objet : un détour, coûteux et sanglant, pour arriver au même, la bourgeoisie triomphante du XIXe siècle.
On peut aisément en conclure que c’est la séparation, au sens lacanien et comme à l’issue d’une cure, entre l’imaginaire des idéaux et le réel du symptôme qui permet quand même à Lacan de conclure que « ni Marx, ni Freud ne peuvent être « dépassés » en tant qu’ils ont mené leur recherche avec cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité. » [59]
Mais il nous reste, ces idéaux défaits, une science, et peut-être une invitation à une autre dialectique que celle qui se borne à considérer que la disparition des classes et du capitalisme sont automatiques, et à prédiquer que cela vient d’arriver, arrive, va arriver, quand demeure en vérité la plus grande oppression du monde : « Une science économique inspirée du Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolution, et l’histoire semble exiger d’autres secours qu’une dialectique prédicative. » [60]
Aussi bien en sommes-nous exactement là.

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* Compte rendu établi par F. Regnault du Séminaire qu’il a tenu dans le cadre des “Cartes blanches de l’ECF”, intitulé “Le Marx de Lacan” qui a eu lieu les lundis 21 mars, 18 avril, 23 mai et 27 juin 2005, à l’ECF, 1, rue Huysmans.
[1] Paru d’abord dans Cités N°16 (2003), p.134, puis dans Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p.16. Lors de ce cours, je ne disposais que du texte, établi par Jacques-Alain Miller, paru dans Cités, et de mes notes personnelles prises à ce Séminaire. Depuis sa parution, je me réfère évidemment au Séminaire tel qu’il vient de paraître au Seuil en cette année 2006.[2] Op. cit. p.64.[3] Ibid. p.45.[4] Ibid. p.46. [5] Ibid. p.46.[6] Ecrits, p.362, Ecrits II, p.360 Texte du 23 juin 1960. (Je donne les références dans les deux Editions des Ecrits, aux Editions du Seuil : celle, en un volume, de 1966, celle, en deux volumes, de 1999).[7] Platon, Timée, traduction de Luc Brisson, GF – Flammarion, 1992.[8] Ethique à Nicomaque, traduction Tricot, Vrin, 1990., p.227, 228.[9] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima pars, question XIII, article 5, éd. Lethielleux, 1925. – Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, livre IV, N°535, édition Marietti, 1964.[10] Euclide : Euclid’s Elements, edited by Sir Thomas L. Heath, vol.2 (livres III à IX), Dover publications, New York. – Archimède : The works of Archimedes, edited by T. L. Heath, Dover publications, New York.[11] Cités p.139, D’un Autre à l’autre, p.21.[12] Karl Marx, Le Capital, livre I, 1ère section, chap.1, éditions sociales,1959, p.52.[13] Ibid. p.53.[14] Ibid. p.53.[15] Ibid. p.54.[16] Ibid. p.56.[17] Ibid. p.57.[18] Ibid. p.60.[19] Ibid. p.62.[20] L’objet de la psychanalyse, dans Autres Ecrits, Editions du Seuil, 2001, p.219.[21] D’un Autre à l’autre, op. cit. p.30.[22] Le Capital, op. cit. p.63.[23] Le Capital, op. cit. p.188.[24] Le Capital, op. cit. p.192.[25] Le Capital, op. cit. p.191.[26] Le Capital, op. cit. p.193.[27] Le Capital, op. cit. p.194.[28] Le Capital, op. cit.p.195.[29] Cités, revue citée p.13, D’un Autre à l’autre, op. cit., p.17.[30] Cités, p.135, D’un Autre à l’autre, Ibid. p.17.[31] Ibid. p.37.[32] Althusser, « L’objet du Capital », dans Lire Le Capital, tome II, François Maspero, 1965. Voir les pp.114 à 119.[33] Cités, p.137, D’un Autre à l’autre, p 19. [34] Ibid.p.30.[35] Ibid. p.46.[36] Le Séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse, p.49.[37] Ibid. p.49.[38] Ibid. p.83. [39] Ibid.p.56.[40] Ibid. p.80.[41] Ibid. p.123.[42] Autres écrits, p.208.[43] Le Capital, Livre I, 1ère section, chapitre 1er, op.cit. p.83 à 85.[44] Lacan, “Sur la théorie du symbolisme d’Ernest Jones”, dans Ecrits, p.711, Ecrits II, p.189.[45] La Capital, op. cit. p.85. Souligné par nous.[46] Ibid. p.86.[47] Voir Iacono, Le fétichisme / Histoire d’un concept, coll. « Philosophes », PUF, 1992. L’ouvrage de Charles de Brosses est paru anonymement : Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l’ancienne religion de l’Egypte avec la religion actuelle de Nigritie (les Noirs d’Afrique).[48] Op. cit. p.42.[49] Texte de Mauss paru dans L’Année sociologique en 1907, cité dans Iacono, p.116.[50] Iacono, op.cit., p.101. Voir Freud, « Le Fétichisme » (1927), dans La vie sexuelle, PUF, 1977.[51] Marx, op. cit. p.86.[52] « Réponses à des étudiants… », dans Autres Ecrits, p.209.[53] Radiophonie, dans Autres écrits, p.434.[54] Ibid. p.434.[55] Autres écrits, p.208.[56] Lacan a donné une fois une formule spécifique du discours capitaliste qu’il n’a pas retenue ensuite. M. David Pavon Cuéllar, ancien étudiant du Département de psychanalyse devenu enseignant, a bien voulu m’adresser un cours très bien articulé qu’il a fait à Porto en 2004-5 sur la question : Eléments de marxisme lacanien. Il commente le mathème abandonné de Lacan du discours capitaliste :
[57] Radiophonie, op. cit. p.424.[58] « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Ecrits, p.260. Ecrits I, 258.[59] « Propos sur la causalité psychique », dans Ecrits p.193, Ecrits I, p.192.[60] Lacan, « La science et la vérité », dans Ecrits, p. 869, Ecrits II, p.349.
Post scriptum : Trois remarques :
  • Sur la question de l’analogie, j’ai aussi renvoyé, lors de ce cours, au « démon de l’analogie », paru dans Divagations de Mallarmé : une phrase entendue à la cantonade fait résonner toutes sortes d’analogies dans l’esprit du poète, mais cela se solde par une sorte de retour à la même voix.
  • A propos de la plus-value et du capitaliste ébahi, Marx dit : « La valeur avancée n’a pas fait de petits ; elle n’a point enfanté de plus-value. » [cité à la note 25]. Il est singulier que les références hébraïques et le mot intérêt en grec (tokoV) connotent l’idée d’un enfantement, d’une génération, mais contre nature, car de rien naît quelque chose. D’où l’interdiction de l’usure dans Deutéronome XXIII, 20, et l’embarras des Grecs (et de bien d’autres cultures) devant l’usure et le prêt à intérêt. J’ai, lors de ce cours, fait allusion à l’éloge du capitalisme par Claudel dans l’Echange (« Glorifié soit le Seigneur qui a donné le dollar à l’homme. ») Contrairement à ce que dit Thomas Pollock Nageoire au début : « Car comme tout/ A/ Un poids et une mesure, tout vaut/ Tant », la découverte de la grâce le fait revenir sur cette égalité : « Est-ce que toute chose vaut exactement son prix ? » lui demande-t-on à la fin, à quoi il répond : « Jamais. » La grâce, est, chez Claudel, l’équivalent de la plus-value chez Marx. Aussi bien la théologie chrétienne n’avait-elle pas à attendre le capitalisme pour savoir en quoi il consisterait !
  • Un commentaire s’imposerait aussi de ce passage de « Radiophonie » [Autres écrits, p.435] : « La coquille à entendre à jamais l’écoute de Marx, voilà le cauri dont commercent les Argonautes d’un océan peu pacifique, celui de la production capitaliste. » Le cauri, ce coquillage découvert aux Îles Maldives et aux Îles Soulou, dès le Xe siècle semble-t-il, est l’objet de trocs et d’échanges comme ceux (sont-ce des kauri ?) qui donnent lieu à des règles et à des rites dans ce système d’échanges complexes qu’est la Kula, analysée par Bronislaw Malinowski dans son célèbre ouvrage d’ethnologie : Les Argonautes du Pacifique occidental. Lacan ajoute : « Car ce cauri, la plus-value, c’est la cause du désir dont une économie fait son principe : celui de la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir. » Suit le passage commenté plus haut sur l’ellipse (note 54).
Où l’on voit que pour Marx, Freud et Lacan, les vrais sauvages, ce sont nous autres capitalistes !

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