mardi 16 août 2011

Le Marx de Lacan par Francois Regnault

 

A l’heure où nombre d’entre nous s’essayent à la lecture du Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, récemment établi par Jacques-Alain Miller, nous sommes très heureux de pouvoir soumettre ce mois-ci à votre sagacité le remarquable compte-rendu que François Regnault a bien voulu établir, pour la Lettre en ligne, de son séminaire prononcé l’an dernier rue Huysmans, sous le titre « Le Marx de Lacan ». C’est autour de trois questions que l’auteur se proposait d’entreprendre le trajet destiné à discerner comment Lacan fait fonctionner Marx pour la psychanalyse : - en quoi le rapport entre la plus-value de Marx et le plus-de-jouir de Lacan est-il d’homologie et non d’analogie ? - en quoi le rapport entre le fétiche de Marx et celui de Freud est-il d’homonymie ? - quels fruits la psychanalyse peut-elle tirer des vues de Marx sur la révolution, les lois de l’histoire, la politique ? Aussi leste qu’érudit, François Regnault n’hésite pas à faire appel, pour nous guider sur les sentiers escarpés qu’il nous propose de gravir en sa compagnie, aussi bien à Euclide qu’à Claudel, à Althusser qu’à Saint Thomas, au Président des Brosses qu’à Platon. Le précieux instrument de lecture qu’il nous offre soutient avec élégance la gageure d’être à la fois maniable et précis, exhaustif et accessible au plus grand nombre, sans jamais céder sur le caractère incisif de l’enseignement de Lacan ni sur la subversion qu’il recèle. Il nous invite en conclusion à élaborer « une autre dialectique que celle qui se borne à considérer que la disparition des classes et du capitalisme sont automatiques, et à prédiquer que cela vient d’arriver, arrive, va arriver, quand demeure en vérité la plus grande oppression du monde. » Sachons lui gré de ne pas nous laisser dormir. Nathalie Jaudel
1. Il y aurait une homologie entre la plus-value selon Marx et le plus-de-jouir selon Lacan. Or, le plus-de-jouir est ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a. C’est en novembre 1968 que Lacan avance cette thèse, qui désigne le noyau dur des rapports – supposés, loin de tout « freudo-marxisme » – entre la pensée de Marx et la psychanalyse. Là commence le Marx de Lacan, de Lacan lecteur précoce du Capital.
2. Il y aurait une homonymie entre la marchandise comme fétiche selon Marx et le fétiche selon Freud. Au point qu’on peut tenir Marx pour l’inventeur de ce fétiche-là, et même si le fétichisme a une plus longue histoire. C’est la seconde question.
3. Restent le sens de l’Histoire, la Révolution, la politique issue de Marx, qui laissent Lacan sceptique, mais jamais quant au rapport de Marx à la vérité.
Notre démarche doit donc partir du noyau dur, celui du Capital de Marx quitte à revenir sur l’ « autre Marx », celui des écrits antérieurs, de l’Histoire, du matérialisme, de la dialectique.
François Regnault
« Il n’y a pas de route royale pour la scienceet ceux-là seulement ont chance d’arriver à des sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés ». Lettre de Marx à La Châtre du 18 mars 1872
Cette lettre, écrite en français, pour nous jeter à l’eau !
Lorsqu’on dit le X de Lacan* (le Platon, le Descartes, le Hegel, le Marx, etc.), il s’agit moins de l’interprétation par Lacan de cet X, que de la fonction L(X) : Lacan de X. Comment Lacan fait fonctionner cet X… pour la psychanalyse, et donc, comme me l’a suggéré Jacques-Alain Miller : comment inventer une clinique de Hegel, de Descartes, etc. ?
Clinique marxienne ? A présent, clinique du plus-de-jouir, que Lacan emprunte à la plus-value de Marx ; clinique du fétiche. Nous traiterons donc de ces deux entrées de Lacan dans Marx, et conclurons sur les considérations de Lacan sur la Révolution, les idéaux, les fins de l’Histoire.

De la plus-value au plus-de-jouir
Deux textes se présentent à la recherche, dans Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre :
« Je ferai appel à Marx, dont j’ai eu beaucoup de peine, importuné que j’en suis depuis longtemps, à ne pas plus tôt introduire le propos dans un champ où il est profondément à sa place. C’est d’une portée homologique à partir de Marx que je procéderai pour introduire la place où nous avons à situer la fonction essentielle de l’objet a. » [1]
- « importuné » : sans doute depuis le temps lointain où Lacan lisait Le Capital : « Ce vieux volume que vous voyez là plus ou moins se détacher en morceaux, je me souviens du temps où je le lisais dans ce qui était mon véhicule d’alors, à savoir le métro, alors que je me rendais à l’hôpital. » [2]
- « parfaitement à sa place » : on retrouve là le refus d’un décalage, d’une métaphore entre un domaine et un autre.
L’autre texte : « La jouissance a ici sa portée qu’elle nous permet d’introduire la fonction proprement structurale qui est celle du plus-de-jouir. […] Le plus-de-jouir est apparu dans mes derniers discours en fonction d’homologie par rapport à la plus-value marxiste. Dire homologie, c’est bien dire que leur rapport n’est pas d’analogie. Il s’agit bien de la même chose. » [3] « L’objet a, ce n’est pas qu’il n’ait pas été approché avant mon propre discours, bien sûr, mais il ne l’a été que de façon franchement insuffisante, aussi insuffisante qu’était la définition de la plus-value avant que le discours de Marx ne la fasse apparaître dans sa rigueur. » [4]
Il le définit d’ailleurs comme effet d’un discours. « L’objet a est effet du discours analytique et, à ce titre, ce que j’en dis n’est que cet effet même. Est-ce à dire qu’il n’est qu’artifice créé par le discours analytique ? » L’effet est ce symptôme qu’est l’analyste lui-même, « impliquant transformation du rapport du savoir, en tant que déterminant pour la position du sujet, avec le fond énigmatique de la jouissance » [5].
Analogie/homologie :
On connaît la méfiance constante de Lacan à l’endroit de l’analogie. Ainsi dans l’Appendice II des Ecrits, Lacan reproche à Charles Perelman et à son Traité de l’argumentation de réduire la métaphore à une analogie de la forme :

Ainsi : « Je ne suis pas sans m’accorder à la façon dont M. Perelman la traite [la métaphore] en y décelant une opération à quatre termes, voire à ce qu’il s’en justifie de la séparer décisivement de l’image. Je ne crois pas qu’il soit fondé pour autant à croire l’avoir ramenée à la fonction de l’analogie. » [6]
L’opposition dans ces opérations, on va le voir, n’est pas selon Lacan de 2 contre 2, mais de 3 contre 1. Le dernier terme, refoulé, ou incommensurable aux trois autres, ruine toute symétrie entre les rapports ; le rapport entre les rapports n’est pas calculable, ou irrationnel, voire imaginaire.

Quelques références s’imposent :
Analogie - :
Platon, Timée 31c : « Deux éléments ne peuvent seuls former une composition qui soit belle, sans l’intervention d’un troisième ; il faut, en effet, entre les deux, un lien qui les réunisse. Or, de tous les liens, le plus beau, c’est celui qui impose à lui-même et aux éléments qu’il relie l’unité la plus complète, ce que, par nature, la proportion () réalise de la façon la plus parfaite. »

Timée, 69b : « Alors que toutes choses se trouvaient dans le désordre, le dieu introduisit en chacune d’elles la mesure qui permet de les évaluer quantitativement et de les comparer sur ce plan les unes avec les autres, et cela dans tous les cas et de toutes les façons qu’il leur était possible de revêtir proportion et mesure. » [] [7]
Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 6 : «Le juste est une sorte de proportion. » Ou : « Le juste implique donc nécessairement au moins quatre termes : les personnes pour lesquelles il se trouve un fait juste, et qui sont deux, et les choses dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux également. » [8] Par exemple, entre des personnes d’un côté et des choses, de l’autre. S’ensuivra une distinction entre justice distributive, qui suppose la proportion : A/B = C/D, et justice corrective : (A + G) – G = (B – G) + G (on retire G à A pour le donner à B).
Saint Thomas d’Aquin. Définition scolastique (tirée de Gonzalez) :« Terminus analogus dicitur qui plures res significat, quae nec eadem omnino nec penitus diversae sunt, sed aliqua proportione conveniunt v.g., caput dicitur secundum analogiam de membro corporis, et de duce » [« Un terme est dit analogue quand il signifie plusieurs choses qui ne sont ni tout à fait semblables, ni tout à fait différentes, mais qui se conviennent selon une certaine proportion, par exemple, le chef est dit par analogie à la fois d’une partie du corps, (la tête), et de celui qui commande. »]

Somme théologique : Thèse : « Deus est homogenus creaturis » ; contre-thèse : « Deus non est mensura proportionata mensuratis » : [« Dieu est homogène aux créatures », contre : « Dieu n’est pas en mesure de proportion avec les choses mesurées. »]Réponse : « Dicendum est igitur quod hujusmodi nomina dicuntur de Deo et creaturis secundum analogiam, id est, proportionem. » [« Il faut donc dire que les noms de cette sorte sont dits à la fois de Dieu et des créatures par analogie, c’est-à-dire, par proportion. »]Ainsi certains mots sont-ils attribués à la fois à Dieu et aux créatures : par exemple, en quel sens Dieu est-il dit Père ? Le Supplementum de la Somme, résumant la thèse, indique : « Omnia dicta de Deo et creatura dicuntur analogice, non autem univoce, nec pure aequivoce. » [« Toutes les choses qui sont dites à la fois de Dieu et de la créature le sont de façon analogique, non de façon univoque, donc, ni de façon purement équivoque. »]
L’analogie se situe donc entre l’univocité et l’équivocité. On se demandera donc en quoi le plus-de jouir est ou non analogue à la plus-value. On n’omettra pas cependant que le signifiant selon Lacan est « par nature » équivoque. Pour saint Thomas, par exemple, chien et cheval sont dits univoquement des animaux, mais le chien animal et la constellation du Chien le sont équivoquement. (Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, exemple célèbre repris par Spinoza.) [9]
Considérons maintenant quelques textes de la mathématique grecque au sujet de l’analogie et de l’homologie :
Analogie / proportion :
Euclide, Eléments, livre V, définition 6 : « On appellera proportionnelles [analogues] les grandeurs qui on même rapport. »
Ainsi 4 grandeurs A et B d’un genre, et C et D d’un autre ou du même, sont analogues si tous les multiples de A peuvent être distribués selon les multiples de B selon les mêmes intervalles que les multiples de C selon ceux de D, ou encore : soit m et n : si mA est entre nB et (n+1)B, alors nC est entre nD et (n+1)D.
Homologia - :
« Homologie » signifie en grec « accord, convention », et a aussi un sens mathématique. : accorder, avouer ; par exemple chez Pappus d’Alexandrie, ce terme veut dire : « accordé dans les prémisses », mais signifie aussi exactement « correspondant » :
Archimède, Mécaniques, sur le centre de gravité :Postulat (= 5) : « Dans les figures inégales, mais semblables, les centres de gravité doivent être semblablement situés. Par points semblablement situés en relation à des figures semblables, j’entends des points tels que, si on trace des lignes droites à partir d’eux jusqu’à des angles égaux, ils font des angles égaux aux côtés correspondants. » [ ]
On est passé de l’analogie à la similitude. Appliqué à l’« équation » lacanienne, on aurait donc :
Selon l’analogie :
Mais selon l’homologie, le centre de gravité du capitalisme est comme le centre de gravité de la psychanalyse (on dit en français : mon homologue). Cela n’est peut-être pas apparemment la même chose, mais c’est le même champ archimédien, ce qui est chez Lacan, comme on le verra, le champ du discours. Ce qui suppose que dans « homologie », Lacan interprète homo-() plus comme même que comme semblable.
Soit encore Euclide, Eléments, livre V, définition 11 : « on appelle grandeurs correspondantes [] celles qui sont antécédentes par rapport aux antécédentes et celles qui sont conséquentes par rapport aux conséquentes ». Entre deux systèmes de grandeurs, il s’agit d’une bi-univocité entre les éléments ordonnés de l’un et les éléments ordonnés de l’autre.

Euclide, Eléments, livre VI, proposition 20 : « Des polygones semblables sont divisés en triangles semblables, et en triangles en nombre égal, et dans un même rapport [homologos] quant aux touts, et l’un des polygones a par rapport à l’autre un rapport double de celui qu’a un côté correspondant au côté correspondant [homologos] ».Il semble ici que dans le premier cas, homologos revient à une proportion, dans le second, à une correspondance terme à terme. [10]
L’analogie à éviter est donc celle selon laquelle on dirait donc que le plus-de-jouir est à la jouissance, ou au signifiant, ou au sujet, ce que la plus-value est à la marchandise, ou à la production, ou à la force de travail. Pourquoi ? Parce que cela laisse, pour reprendre l’expression de saint Thomas citée plus haut, deux domaines différents entre l’équivoque (du signifiant) et l’univocité (de l’être ?). Ou alors, il faut aller, comme Lacan l’affirme parfois, jusqu’à l’univocité (ce qu’il appelle : « la même chose »), mais laquelle ?
Où se confirme que l’homologie suppose bien l’identité des domaines, mais rencontre la présence d’un terme incommensurable dans le champ, et que par « la même chose », Lacan suppose que cette identité, cette « mêmeté » n’a lieu que dans le discours.
Un détour par Le Capital s’impose.
Le Capital
« Un sujet est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre sujet. Cela n’est-il pas calqué sur le fait que, dans ce que Marx déchiffre, à savoir la réalité économique, le sujet de la valeur d’échange est représenté auprès de la valeur d’usage ? C’est dans cette faille que se produit et que choit ce qui s’appelle la plus-value. Ne compte plus à notre niveau que cette perte. Non-identique désormais à lui-même, le sujet ne jouit plus. Quelque chose est perdu qui s’appelle le plus-de-jouir. Il est strictement corrélatif à l’entrée en jeu de ce qui dès lors détermine tout ce qu’il en est de la pensée. » [11]
L’intuition dont cela part, c’est que quelque chose est perdu, et que de la jouissance interdite provient cette perte qui n’est autre que le plus-de-jouir.
Partons de Marx, et posons les quelques définitions qui s’imposent à titre d’axiomes : la marchandise est d’abord la forme élémentaire de la richesse.
1. « L’utilité d’une chose fait de cette chose sa valeur d’usage. » [12]
2. « La valeur d’échange apparaît comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle les valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif ; une valeur d’échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît être, comme dit l’école, une contradictio in adjecto. [Une contradiction dans les termes.] »C’est cette faille dans la précision de la définition qui intéresse ici Lacan. Car, dit Marx, qu’un quarteron de froment = a kilogrammes de fer, implique que « les deux objets sont égaux à un troisième qui, par lui-même, n’est ni l’un ni l’autre. » Et Marx de donner l’exemple de la comparaison de surfaces que l’on doit décomposer en triangles pour les mesurer, même si dans ce dernier cas, les triangles sont de même nature. Tandis que le quelque chose de « commun » aux deux ne peut être une propriété naturelle quelconque, géométrique, physique, chimique, des marchandises. Autrement dit, en termes lacaniens, ce quelque chose l’est par un fait de discours, le discours étant ici un lien social. [13] « Donc, comme valeurs d’usage, les marchandises sont avant tout de qualité différente ; comme valeurs d’échange, elles ne peuvent être que de différentes quantités. » [14]
3. « La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail. » [15] Et: « Nous connaissons maintenant la substance de la valeur, c’est le travail. » Le travail se mesure à sa durée. [16] Le travail productif disparaît dès qu’il s’exprime non plus selon la valeur d’usage, mais selon la valeur d’échange. Marx déclare : « J’ai, le premier, mis en relief le double caractère du travail représenté dans la marchandise. » Et il considère que l’économie politique pivote autour de ce point. [17] « Si donc, quant à la valeur d’usage, le travail contenu dans la marchandise ne vaut que qualitativement, par rapport à la grandeur de la valeur, il ne compte que quantitativement. » [18] Mais quant à la forme de la valeur, « on ne sait par où la prendre », « on peut tourner et retourner à volonté une marchandise prise à part ; en tant qu’objet de valeur, elle est insaisissable. » [19] Marx entreprend ensuite une genèse de cette forme, qui est la forme-monnaie.
Du plus-de-jouir à la plus-value
Homologie :
On doit donc comprendre que si l’analogie laisse la structure à elle-même, l’homologie est la structure même : « Il s’agit bien de la même chose. »
On retrouve ici ce que Lacan a souvent affirmé, à propos de la topologie notamment : « Cette topologie qui s’inscrit dans la géométrie projective et les surfaces de l’analysis situs, n’est pas à prendre comme il en est des modèles optiques chez Freud, au rang d’une métaphore, mais bien pour représenter la structure elle-même. » [20]
« La structure est donc à prendre au sens du réel même. [..] Ou ce dont nous parlons n’a pas d’existence, ou, si le sujet en a une, j’entends telle que nous l’articulons, il est exactement fait comme ces choses inscrites sur le tableau. La structure se détermine par une impossibilité, par quoi elle est réelle. » [21]
Dès lors, que veut dire cette équivalence entre « homologie » et « la même chose » ?
Il ne s’agit pas de dire que Mehrwert et Mehrlust sont une seule et même chose, dans tous les sens du mot, et qu’on peut utiliser un mot pour un autre – ce que Lacan ne fait pas toujours – mais de comprendre en quel sens il peut dire que « c’est la même chose ».
Il faut introduire là la forme monnaie : « Chacun disait, lors même qu’il ne sait rien autre chose, que les marchandises possèdent une forme valeur particulière qui contraste de la manière la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses : la forme monnaie. » [22] Mais cette forme est une énigme, et peut-être la théorie analytique de la jouissance renoncée éclaire-t-elle en effet le caractère peu naturel de l’énigme.
Car Lacan met la renonciation à la jouissance à l’orée de la question. Or cette renonciation se repère chez Marx en trois endroits :
a) Le produit – propriété du capitaliste – est une valeur d’usage, telle que des filés, de la toile, des bottes, etc. Mais bien que des bottes, par exemple, fassent en quelque sorte marcher le monde, et que notre capitaliste soit assurément un homme de progrès, s’il fait des bottes, ce n’est pas par amour des bottes. En général, dans la production marchande, la valeur d’usage n’est pas chose qu’on aime pour elle-même. Elle n’y sert que de porte-valeur. Or, pour notre capitaliste, il s’agit d’abord de produire un objet utile qui ait une valeur échangeable, un article destiné à la vente, une marchandise. Et, de plus, il veut que la valeur de cette marchandise surpasse celle des marchandises nécessaires pour la produire, c’est-à-dire la somme des valeurs des moyens de production et de la force de travail, pour lesquels il a dépensé son cher argent. Il veut produire non seulement une chose utile, et non seulement une valeur, mais encore une plus-value. » [23] Ainsi il a en un sens renoncé à la jouissance des bottes pour ce plus-de-jouir qu’est la plus-value !
b) Ou, ce qui revient au même, « le capitaliste, qui est à cheval sur son économie politique vulgaire, s’écriera peut-être qu’il n’a avancé son argent qu’avec l’intention de le multiplier. Mais le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions, et personne ne peut l’empêcher d’avoir l’intention de faire de l’argent sans produire. Il jure qu’on ne l’y rattrapera plus ; à l’avenir, il achètera sur le marché des marchandises toutes faites au lieu de les fabriquer lui-même. Mais si tous ses compères capitalistes font de même, comment trouver des marchandises sur le marché ? Pourtant, il ne peut manger son argent. Il se met donc à nous catéchiser : on devrait prendre en considération son abstinence ! il pouvait faire ripaille avec ses 15 shillings ; au lieu de cela il les a consommés productivement et en a fait des filés. C’est vrai, mais aussi a-t-il des filés et non des remords. Qu’il prenne garde de partager le sort du thésaurisateur qui nous a montré où conduit l’ascétisme ! » [24] On entrevoit en quoi le pari de Pascal occupera une large part de ce Séminaire XVI : commencer par une mise qui est une perte, et en outre (ce qui n’a pas lieu ici), parier sur l’existence du partenaire.
c) Mais surtout, l’ouvrier a vendu sa force de travail à l’instant t :
« Lors de la vente de sa force de travail, il a été sous-entendu que sa valeur journalière = 3 shillings – somme d’or dans laquelle six heures de travail sont incorporées – et que, par conséquent, il faut travailler six heures pour produire la somme moyenne de subsistances nécessaires à l’entretien quotidien du travailleur. Comme notre fileur convertit pendant une heure une livre 2 tiers de coton en 1 livre 2 tiers de filés, il convertira en six heures dix livres de coton en 10 livres de filés. Pendant la durée du filage, le coton absorbe donc six heures de travail. Le même temps de travail est fixé dans une somme d’or de 3 sh. Le fileur a donc ajouté au coton une valeur de 3 sh. »
« Faisons maintenant le compte de la valeur totale du produit. Les 10 livres de filés contiennent deux journées et demie de travail ; coton et broche contiennent deux journées ; une demi-journée a été absorbée durant le filage. La même somme de travail est fixée dans une masse d’or de 15 sh. Le prix de 15 sh. exprime donc la valeur exacte de 10 livres de filés ; le prix de 1 sh. 6 pence, celle d’une livre. »
« Notre capitaliste est ébahi. La valeur du produit égale la valeur du capital avancé. La valeur avancée n’a pas fait de petits ; elle n’a point enfanté de plus-value, et l’argent, par conséquent, ne s’est pas métamorphosé en capital. » [25] Suit alors une argumentation qui en arrive à la conclusion suivante : « Si une demi-journée de travail a suffi pour faire vivre l’ouvrier pendant 24 heures, il ne s’ensuit pas qu’il ne puisse travailler une journée tout entière. » [26]
D’où l’enclenchement du processus de la plus-value, dans le texte essentiel qui suit :
« Notre capitaliste a prévu le cas, et c’est ce qui le fait rire. L’ouvrier trouve donc dans l’atelier les moyens de production nécessaires pour une journée de travail, non pas de six, mais de douze heures. Puisque 10 livres de coton avaient absorbé six heures de travail et se transformaient en 10 livres de filés, 20 livres de coton absorberont douze heures de travail et se transformeront en 20 livres de filés. Examinons maintenant le produit du travail prolongé. Les 20 livres de filés contiennent cinq journées de travail dont quatre étaient réalisées dans le coton et les broches consommés, une absorbée par le coton pendant l’opération du filage. Or, l’expression monétaire de cinq journées de travail est de 30 sh. Tel est donc le prix des 20 livres de filés. La livre de filés coûte, après comme avant, 1sh. 6 d. Mais la somme de valeur des marchandises employées dans l’opération ne dépassait pas 27 sh. Et la valeur des filés atteint 30 sh. La valeur du produit s’est accrue de 1/9 sur la valeur avancée pour sa production. Les 27 sh. avancés se sont donc transformés en 30sh. Ils ont enfanté une plus-value de 3 sh. Le tour est fait. L’argent s’est métamorphosé en capital. » [27]
On notera que la jouissance à laquelle l’ouvrier doit renoncer n’est autre que sa liberté (une demie journée, pour être concret), ou sa force de travail, qu’il peut aliéner ou non. On notera aussi que la plus-value résulte intrinsèquement pour Marx du processus analysé, et que le capitaliste s’en est fait seulement l’artisan. Libre à lui de rendre la plus-value à l’ouvrier, mais alors le processus changerait de sens. Le processus suppose que le capitaliste sacrifie une jouissance pour obtenir une plus-value, que l’ouvrier sacrifie une partie de sa liberté pour survivre ; pour demander même un plus-de-salaire s’il veut, mais qui ne pourra abolir la plus-value. Elle ne peut pas plus être abolie dans le processus que le hasard selon Mallarmé !
« La production de plus-value n’est donc autre chose que la production de valeur prolongée au-delà d’un certain point. Si le procès de travail ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur ; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value. » [28] Il reviendra à la suite du Capital d’en déduire tout le reste, le taux de la plus-value, la capital constant et le capital variable.L’idée de processus implique que les sujets sont pris dans une matrice qui en fait les Träger (les porteurs) de fonctions, comme le sadique et le masochiste dans Pulsions et destins de pulsions chez Freud, et comme dans les formules des quatre discours de Lacan, le sujet se voit assigner une place « indépendante de sa volonté », comme on dit. Même, la fonction de sujet dans le discours capitaliste de Lacan peut aussi bien être occupée par le capitaliste que par l’ouvrier, de même que celle de l’objet, ou que celle du signifiant-maître, etc., comme il en va aussi du Maître et de l’Esclave (puisque l’Esclave peut devenir le Maître). Ce n’est cependant pas un jeu imaginaire de rôles à la Mélanie Klein (Qui joue la mère ? Qui la fille ? etc.), mais une structure signifiante qui représente le sujet, non pour un autre sujet, mais pour un autre signifiant. Tel est aussi le sens de l’homologie selon Lacan : le même processus, même si les noms des fonctions varient. Mais surtout : le processus fait surgir un terme incommensurable avec le reste des opérations : ce plus énigmatique de la plus-value et du plus-de jouir, qui est en un sens calculable dans l’« économie » (son taux), mais tout autant incalculable au regard de la jouissance (comme le nombre irrationnel pour les Grecs, le nombre négatif avant l’algèbre, les infinitésimales avant le calcul intégral, le transfini avant Cantor, etc.)
Revenons à Lacan.
L’argument qu’il donne est exactement le suivant : « Pas plus que le travail n’était nouveau dans la production de la marchandise, pas plus la renonciation à la jouissance, dont je n’ai pas ici plus à définir la relation au travail, n’est nouvelle. Dès l’abord en effet, et contrairement à ce que dit ou semble dire Hegel, c’est elle qui constitue le maître, lequel entend bien en faire le principe de son pouvoir. Ce qui est nouveau, c’est qu’il y ait un discours qui l’articule, cette renonciation, et qui y fait apparaître ce que j’appellerai la fonction du plus-de-jouir. C’est là l’essence du discours analytique. » [29]
Certes, et depuis Freud, la psychanalyse a renoncé à hériter d’une opposition conventionnelle entre l’individuel et le collectif (la foule, chez Freud, commence à deux ; le lien social chez Lacan commence, si on peut dire à un seul sujet, mais exposé aux fonctions de l’Autre). Et l’homologie qui refuse qu’entre plus-value et plus-de jouir il y ait analogie, c’est donc l’existence du discours : « Cette fonction (du plus-de-jouir) apparaît par le fait du discours. » Ou encore : « L’identité du discours avec ses conditions, voilà qui trouvera éclairage, je l’espère, de ce que je vais dire maintenant de la démarche analytique. » [30] Car le discours est justement un agencement structural.
Les références abondent :
Formalisme du discours : « L’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole. » (écrit au tableau par Lacan lors de cette séance du 13 novembre 1968). Ce qui va de pair avec la thèse qu’il n’y a pas d’univers du discours » (en dehors duquel donc, on aurait les régions de la réalité. Tout comme le pot de moutarde vide, qui sert d’exemple à Lacan lors de cette séance, est déclaré vide parce qu’il n’y a pas de signifié à l’intérieur, mais du signifiant.
On pourrait dire que c’est en somme ce manque que Lacan introduit chez Marx… en retour ! Abstraction de la marchandise (on le verra avec le fétichisme), insaisissabilité de la plus-value, à la fois calculable et non.
« La plus-value était-elle là avant que le travail abstrait, j’entends celui dont cette abstraction se dégage comme moyenne sociale, ait résulté de l’absolutisation du marché ? […] Il est plus que probable que l’apparition de la plus-value dans le discours avait pour condition l’absolutisation du marché. Celle-ci peut difficilement être séparée de certains effets de langage, et c’est pourquoi nous avons introduit le plus-de-jouir. » [31] Ce qui consonne avec les explications épistémologiques que Louis Althusser reprenait à celles souveraines, qu’Engels avait données de l’invention de la plus-value par Marx : « Alors vint Marx. Pour prendre le contre-pied direct de tous ses prédécesseurs. Où ils avaient vu une solution, il ne vit qu’un problème. » [32]
On doit comprendre ainsi la formule : « Le plus-de-jouir est fonction de la renonciation à la jouissance sous l’effet du discours. » Et la suite : « C’est ce qui donne sa place à l’objet a. Pour autant que le marché définit comme marchandise quelque objet que ce soit du travail humain, cet objet porte en lui-même quelque chose de la plus-value. Ainsi le plus-de-jouir est-il ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a. » [33]
Les conséquences :
A partir du Séminaire XVI, l’objet a prend une nouvelle fonction, et comme souvent chez Lacan, à chaque fois de nouveau essentielle. Cause du désir, spécialement représentée par le sein, les fèces, le regard et la voix, le voilà devenu plus-de-jouir, ce qui l’inscrit entièrement dans une référence à la jouissance, catégorie fondamentale de cette partie de l’enseignement de Lacan, alors qu’on eût pu dire auparavant qu’il ne se référait à elle que via le phallus, signifiant de la jouissance. Mais alors, dans cette nouvelle acception, supposant la, le plus-de-jouir cause du désir ne suppose-t-il pas une renonciation à la jouissance applicable aux objets plus haut désignés : de la mère entière derrière le sein coupé, des fèces en tant qu’on les garderait (fantasme connu), de l’écran dans la vue, et du silence de la voix (Jacques-Alain Miller a établi en effet que la voix au sens de Lacan n’est pas la jouissance de son « grain », mais voix silencieuse).
Redisons-le pour conclure : « La structure, c’est le réel même. » [34] et : « L’objet a est effet du discours analytique et, à ce titre, ce que j’en dis n’est que cet effet même. » [35]
Dans le Séminaire XVII :
« Je vous ai laissé voir que, dans le discours du maître, le a est précisément identifiable à ce qu’a sorti une pensée travailleuse, celle de Marx, à savoir ce qu’il en était, symboliquement et réellement, de la fonction de la plus-value. » [36] Relevons ce « symboliquement » et ce « réellement » qui identifient, dans le discours du maître, l’objet a à la plus-value. On entrevoit qu’une solution élégante du problème est qu’avec l’apparition, ou plutôt le développement des quatre discours, chacun des quatre termes (S1, le signifiant-maître, S2, le savoir, le sujet S barré et a le plus-de-jouir) reçoit des fonctions distinctives : « Nous serions donc déjà en présence de deux termes, et, de là, il ne nous resterait peut-être qu’à les modifier légèrement, à en donner une traduction plus aisée, pour les transporter dans d’autres registres. » [37] On conviendra qu’alors, dans le discours du maître, le plus-de-jouir, c’est la plus-value. Mais à condition d’en faire davantage le résultat de l’agencement même du discours qu’une référence à la réalité. La structure, c’est le réel. La réalité, c’est autre chose, c’est, sans doute, une différence imaginaire entre l’« individuel » et le « collectif ».
La jouissance prend son statut de sa dimension de perte (« La jouissance, c’est le tonneau des Danaïdes » [38]) : « Voilà pourquoi je l’ai introduite d’abord du terme de Mehrlust, plus-de-jouir. C’est justement d’être aperçu dans la dimension de la perte – quelque chose nécessite à compenser, si je puis dire, ce qui est d’abord nombre négatif – que ce je ne sais quoi est venu frapper, résonner sur les parois de la cloche, a fait jouissance, et jouissance à répéter. C’est seulement la dimension de l’entropie qui fait prendre corps à ceci, qu’il y a un plus-de-jouir à récupérer. » [39]
Enfin, le site de l’opération est toujours (dans) le discours : « Il est clair que rien n’est plus brûlant que ce qui, du discours, fait référence à la jouissance. Le discours y touche sans cesse, de ce qu’il s’y origine. » [40]
L’interprétation de Marx qui s’ensuit va donc à lui prêter le plus-de-jouir, et Lacan y raccroche tout ce qui découle de son interprétation de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel : « Pourquoi, ce plus-de-jouir, [l’esclave] le doit-il au maître ? C’est là ce qui est masqué au niveau de Marx, c’est que le maître à qui est dû ce plus-de-jouir a renoncé à tout, et à la jouissance d’abord, puisqu’il s’est exposé à la mort […] Le maître, dans tout ça, fait un petit effort pour que tout marche, c’est-à-dire donne l’ordre. A simplement remplir sa fonction de maître, il y perd quelque chose. Ce quelque chose de perdu, c’est par là au moins que quelque chose de la jouissance doit lui être rendu – précisément le plus-de-jouir. » [41] Ici, il s’agit du maître, du point de vue de Hegel. Pour qu’il s’agisse du capitaliste de Marx, il faut une opération supplémentaire : « Si, par cet acharnement qui est le sien de se castrer [de renoncer, lui, Marx, à sa jouissance], il n’avait pas comptabilisé ce plus-de-jouir [voir la démonstration donnée plus haut], s’il n’en avait pas fait la plus-value, en d’autres termes s’il n’avait pas fondé le capitalisme, Marx se serait aperçu que la plus-value, c’est le plus-de-jouir. »
On ne peut être plus clair, mais en même temps il faut apercevoir ce que le discours analytique ajoute au marxisme un axiome de plus, pourrait-on dire, l’interprétation de l’exploitation de l’homme par l’homme, pour reprendre la formule célèbre (avec, comme le dit Lacan, son contraire, qui n’est que son inverse !) en termes de jouissance.
Le caractère fétiche de la marchandise et son secret
Il convient à présent d’aborder quelques autres aspects du Marx de Lacan. Et d’abord le fétiche.
A ce propos, il ne s’agit plus d’homologie, mais d’homonymie !
« Je ne vois à dépasser cette aliénation que l’objet qui en supporte la valeur, ce que Marx appelait en une homonymie singulièrement anticipée de la psychanalyse, le fétiche, étant entendu que la psychanalyse dévoile sa signification biologique. » [42]
Revenons d’abord à la signification antique de l’homonymie selon Aristote :
« On appelle homonymes [] les choses dont le nom seul est commun, tandis que la notion [] désignée par ce nom est diverse. Par exemple, animal est aussi bien un homme réel qu’un homme en peinture.
« D’autre part synonyme se dit de ce qui a à la fois communauté de nom et identité de notion. Par exemple, l’animal est à la fois l’homme et le bœuf. » [Catégories, chapitre 1]
Le texte de Marx sur le caractère fétichiste de la marchandise est connu comme morceau de choix au cœur du Capital. En voici quelques passages essentiels :
« Notre analyse a montré que [la marchandise] est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En tant que valeur d’usage, il n’y a en elle rien de mystérieux […] Mais dès qu’elle se présente comme marchandise, c’est une tout autre affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. »
« D’où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu’il revêt la forme d’une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même. » Cette forme est qualifiée par Marx plus loin de « fantastique ». « Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes entre eux. Il en est de même de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. » [43]
Homologie certaine, me risquerai-je à dire, avec la proposition de Lacan sur le symbolisme (à propos de celui d’Ernest Jones) : « Si l’homme se trouve ouvert à désirer autant d’autres en lui-même que ses membres ont de noms hors de lui, s’il a à reconnaître autant de membres disjoints de son unité, perdue sans jamais avoir été, qu’il y a d’étants qui sont la métaphore de ces membres, – on voit aussi que la question est résolue de savoir quelle valeur de naissance ont les symboles, puisque ce sont ces membres mêmes qui lui font retour après avoir erré par le monde sous une forme aliénée. » [44]
Et dans la proposition suivante de Marx, on ne sera pas sans faire le lien avec la définition du discours comme lien social par Lacan : « Pour [les producteurs], les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entres les choses. » [45] On sait que dans le fétichisme selon Freud, une chevelure, une chaussure ne sont pas là pour leur valeur d’usage, mais pour leur valeur de cause du désir, ou plutôt de jouissance ; comme la marchandise de Marx, ils « tombent et ne tombent pas sous les sens ».
Enfin, Marx va jusqu’à comparer la valeur avec la lettre (ou le signifiant) : « La valeur ne porte donc pas écrite sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. » [46] Ce qu’on peut rapprocher aussi de la comparaison inverse que fait Saussure du signifiant avec la monnaie, au sein d’une sémiologie générale.
On sait que le mot fétiche vient du portugais : feitiço, du latin faeticius, artificiel.
On doit au Président Charles de Brosses le concept de fétichisme dans son ouvrage de 1760, Du culte des dieux fétiches. [47] Dans un petit opuscule assez complet sur la question, Le fétichisme / Histoire d’un concept, l’auteur, Alfonso M. Iacono traverse ensuite la longue postérité de ce concept inauguré par de Brosses et repris par tous les auteurs qui croient à un stade primitif des religions. De Brosses subsume sous son concept les opinions dogmatiques et les rites pratiques des premiers temps qui « roulent, ou sur le culte des astres, connu sous le nom de sabéisme, ou sur les cultes peut-être non moins anciens de certains objets terrestres et matériels appelés Fétiches chez les nègres africains, parmi lesquels le culte subsiste, et que pour cette raison j’appellerai fétichisme. » [48]
Alfonso M. Iacono consacre évidemment un chapitre à Marx et Freud et estime que le rapport entre leurs deux « fétichismes » est plutôt « analogique et métaphorique » : « Marx et Freud identifient les phénomènes qu’il décrivent en transposant un terme et un concept propres au domaine ethnologique aux domaines sociologique et psychologique. » Sans hypostasier ces « domaines » eux-mêmes, la prudence épistémologue s’impose. Le concept en question a lui-même perdu de sa pertinence, comme en témoigne un texte assez décisif de Marcel Mauss, cité par Iacono : la notion de fétiche « ne correspond qu’à un immense malentendu entre deux civilisations, l’africaine et l’européenne ; elle n’a d’autre fondement qu’une aveugle obéissance à l’usage colonial, aux langues franques parlées par les Européens, à la culture occidentale. On n’a pas plus le droit de parler de fétichisme à propos des Bantous occidentaux qu’on n’a l’habitude d’en parler à propos des Bantous centraux ou orientaux. On n’a même pas le droit de parler du fétiche nigritien : l’idole guinéenne ou congolaise (celle-ci très rare), le charme congolais, les tabous de propriété, et autres, ne sont pas, au Congo ou à la Guinée, d’une autre nature que ceux des autres religions, des autres sociétés. » [49]
Mais, note Iacono, on peut garder ce concept chez Marx et chez Freud, avec les significations qu’ils leur donnent. Car ils l’ôtent à la religion et le déplacent en le retournant, l’un sur le système capitaliste devenu une sorte de religion générale des marchandises, et l’autre sur le registre de la perversion devenu la religion privée du sujet à l’égard du phallus maternel, et cessent d’en faire un mécanisme réservé aux sauvages et aux primitifs. [50]
Chez Marx, donc, ce qui est d’abord homonyme du concept ethnologique se fixe pour finir dans l’hiéroglyphe plus haut cité, que les producteurs utilisent sans le savoir quand ils « établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. » [51]
Chez Freud, et selon Lacan, il n’y a d’abord qu’homonymie entre les deux fétiches, mais ce n’est pas, selon lui, le fétichisme du Président de Brosses et de ses successeurs immédiats, qui « anticipe la psychanalyse », mais celui de Marx. Tel est ce que Lacan affirme il est vrai dans des Réponses à des étudiants de philosophie (de la Faculté des Lettres de Paris), à qui il tient peut-être un langage assez exotérique… à leur portée ?
D’ailleurs, après avoir évoqué la question de la révolution, sur laquelle nous reviendrons, il les laisse sur ces propositions : « Maintenant la psychanalyse a pris la succession de la névrose : elle a la même fonction, mais elle aussi, elle la manque. » Et encore : « Que la psychanalyse doive être payée n’implique pas que ce soit une thérapie de classe, mais les deux sont tout ce qui y reste actuellement. Ceci peut passer pour une réponse trop ironique. Si vous y réfléchissez, elle vous paraîtra sûrement plus authentique que si je vous renvoyais à ce que j’ai dit plus haut de la fonction du fétiche. » [52]
J’en déduis que l’homonymie entre le fétiche et l’objet a, entre la marchandise et la cause du désir fera place chez Lacan à l’homologie entre plus-value et plus-de-jouir. Il est vrai qu’il disait aux étudiants que la psychanalyse dévoilait la signification biologique du fétiche, impliquant sans nul doute l’idée d’un substitut du phallus maternel, et renvoyant à la division de l’objet a entre sein, fèces, regard et voix. Mais l’invention du plus-de-jouir identifié à la plus-value substituera à l’homonymie « restreinte » une homologie « généralisée », moyennant la jouissance.
Ce qu’on pourra lire en toutes lettres dans Radiophonie en 1970. [53]
A propos de la révolution, où Lacan pointe « le pas de Marx », il avance qu’à prendre part dans les relations articulées de la structure, on ne le fait qu’à ses dépens : « Dépens de vie ou bien de mort, c’est secondaire. Dépens de jouissance, voilà le primaire. D’où la nécessité du plus-de-jouir pour que la machine tourne, le jouissance ne s’indiquant là que pour qu’on l’ait de cette effaçon [de ce que quelque chose s’efface], comme trou à combler. » Rappelons-nous que la jouissance, c’est le tonneau des Danaïdes.
Et pour conclure : « C’est bien le cas de vérifier ce que je dis du plus-de-jouir. Ma Mehrwert [plus-value], c’est la Marxlust, le plus-de-jouir de Marx. » [54]
La Révolution
Entre la psychanalyse et le marxisme, il est arrivé à Lacan de dire que le rapport était celui de l’implication matérielle en logique ; ou plutôt, entre le marxisme et sa théorie du langage comme structure de l’inconscient. [55] Rappelons la matrice de l’implication logique d’une proposition q par une proposition p : si p alors q, dans quels cas est-ce vrai ou faux ? (« implique » est ici symbolisé par ).
p q
V V VF V VV F FF V F
On lit dans le 2ème cas que si p (le marxisme) est faux, cela n’empêcherait pas q (la théorie du langage selon la psychanalyse) d’être vraie.
En retour, si on peut dire, la psychanalyse n’interprète pas la pratique révolutionnaire. Mais elle demande à la théorie révolutionnaire, en revanche, de s’interroger sur « la fonction de la vérité comme cause ». On sait que chez Lacan reprenant Aristote, cette cause peut être formelle (la science), efficiente (la magie), finale (la religion) ou enfin matérielle (la matérialité du signifiant dans la psychanalyse). La question se pose évidemment au matérialisme dialectique, et Lacan prétend que la place de la vérité serait comme laissée vide par le matérialisme dialectique. De cette place vide, il donne une formule qui est celle de l’ellipse en mathématiques. Pourquoi ?
Parce que, par principe, il interprète l’idée de révolution politique en termes de révolution astronomique : grossièrement, la révolution revient à remettre les choses à la même place ; à entendre non comme le propos réactionnaire par excellence (« Tout revient toujours au même ! », comme dans Les paravents de Jean Genet, par exemple, lorsque les Algériens ont renversé les colons français, ils établissent aussitôt une nouvelle oppression, sur les femmes notamment, si bien que l’une d’entre elles s’écrie : « C’est l’échange-maison ! »), que comme la question suivante : qu’est-ce qui n’a pas changé dans ce qui a changé ? On croit savoir ce qu’on gagne, on ne mesure pas ce qu’on perd, la perte de jouissance. La formule la plus complète est encore dans Radiophonie :
« Quelqu’un nommé Karl Marx, voilà calculé le lieu du foyer noir, mais aussi capital (c’est le cas de le dire) que le capitaliste (que celui-ci occupe l’autre foyer d’un corps à jouir d’un Plus ou d’un plus-de-jouir à faire corps), pour que la production capitaliste soit assurée de la révolution propice à faire durer son dur désir, pour citer là le poète qu’elle méritait. » Le poète est Paul Eluard et son « dur désir de durer ». La formule s’applique hautement à ce que nous appelons la société de consommation, et elle annonce étonnamment ce qui se passe dans la Chine actuelle, production assurée de la révolution. Mais elle signifie surtout que « les choses tournent en rond », ou plutôt en ellipse, avec un foyer vide, la cause absente, et un foyer occupé, non par le soleil, mais par le plus-de-jouir, dont le capitaliste fait la plus-value. De sorte que c’est seulement pour la psychanalyse, ou pour le discours analytique confronté au discours du Maître ou au discours capitaliste [56], que s’avère « la nécessité du plus-de-jouir pour que la machine tourne. »
On lira avec fruit toute la réponse de Radiophonie à la question portant justement sur l’inconscient comme « révolution copernicienne » et sur ses « conséquences sur le plan … plus particulièrement du marxisme, voire du communisme. »
On y lira aussi que c’est grâce à Marx qu’on ne peut réduire la Révolution, la française, « à ce qu’elle est pour Bonaparte comme pour Chateaubriand : retour au maître qui a l’art de les rendre utiles [les révolutions, sur lesquelles, on le sait, Chateaubriand a écrit un essai] ».
« Il en serait ainsi si Marx ne l’avait replacée de la structure qu’il en formule dans un discours du capitaliste, mais de ce qu’elle ait forclos la plus-value dont il motive son discours. Autrement dit c’est de l’inconscient et du symptôme qu’il prétend proroger la grande Révolution : c’est de la plus-value découverte qu’il précipite la conscience dite de classe. Lénine passant à l’acte, n’en obtient rien de plus que ce qu’on appelle régression dans la psychanalyse : soit les temps d’un discours qui n’ont pas été tenus dans la réalité, et d’abord d’être intenables. » [57]
Cette thèse revient à minimiser l’importance de la fameuse prise de conscience. Il semble que, dans ces réflexions subtiles et laconiques, Lacan sépare dans Marx ce qui relève de la structure, à quoi il souscrit et qui implique la plus-value, et donc, pour l’analyste, le plus-de-jouir du ou des sujets, de la fonction des idéaux que Marx prétend en déduire. Or, rien de tel ne s’en déduit aux yeux de Lacan qu’un passage à l’acte, catastrophique comme souvent, et le symptôme revient en force, le maître précipitant alors les temps qui ne sont pas venus de discours forcés (dictature du prolétariat, Parti au-dessus des classes, socialisme dans un seul pays, culte de la personnalité, etc.), car ce passage à l’acte n’est pas la bonne issue de la cure.
Lois de l’Histoire, idéaux révolutionnaires
Ces dernières analyses, fondées sur celle de la reprise de la plus-value par homologie dans le discours analytique, justifient rétrospectivement la méfiance de quelques-uns des premiers textes de Lacan, non tant à propos de Marx qu’à propos du marxisme officiel auquel il n’a jamais cessé de ne pas croire, ce qui lui a évité, à lui comme à bien peu, le compagnonnage de route de tous ceux à qui l’URSS aura servi d’asile (d’ignorance) ou d’alibi (de la conscience).
Aussi est-ce bien dès le « Discours de Rome » qu’on lit que les lois de l’Histoire, tirées entre autres d’un Marx d’avant la plus-value, ne valent pas plus cher, mais sans doute pas moins, que celles du providentialisme de Bossuet, qu’il traite d’abord avec ironie : « Chacun sait qu’elles valent aussi peu pour orienter la recherche sur un passé récent que pour présumer avec quelque raison des événements du lendemain. Au reste sont-elles assez modestes pour repousser à l’après-demain leurs certitudes, et pas trop prudes non plus pour admettre les retouches qui permettent de prévoir ce qui est arrivé hier. » [58]
C’est pour ajouter aussitôt que ces prétendues lois ont leur intérêt ailleurs : « Il est dans le rôle d’idéaux qui est considérable. » Idéal du Moi, mais aussi, identification au sens de Freud dans la psychologie collective. Et l’exemple de la Révolution française lui permet de différencier alors deux types d’historisations, catégories que je ne sache pas qu’il ait reprises ensuite, la première, la valeur traumatique d’une émeute dans le faubourg Saint-Antoine, par exemple (la prise de la Bastille), qui s’effacera avec la disparition du Parlement et de la Cour. La seconde, qui laissera un souvenir fort vif même sous la censure « tant qu’il y a aura des hommes pour soumettre leur révolte à l’ordre de la lutte pour l’avènement politique du prolétariat, c’est-à-dire des hommes pour qui les mots-clefs du matérialisme dialectique auront un sens. » Et ce n’est sans doute pas une surprise que ce soit dans le temps où lesdits mots-clefs perdent lentement leur sens, que le souvenir de la Révolution française donne lieu au révisionnisme bourgeois dont elle est aujourd’hui l’objet : un détour, coûteux et sanglant, pour arriver au même, la bourgeoisie triomphante du XIXe siècle.
On peut aisément en conclure que c’est la séparation, au sens lacanien et comme à l’issue d’une cure, entre l’imaginaire des idéaux et le réel du symptôme qui permet quand même à Lacan de conclure que « ni Marx, ni Freud ne peuvent être « dépassés » en tant qu’ils ont mené leur recherche avec cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité. » [59]
Mais il nous reste, ces idéaux défaits, une science, et peut-être une invitation à une autre dialectique que celle qui se borne à considérer que la disparition des classes et du capitalisme sont automatiques, et à prédiquer que cela vient d’arriver, arrive, va arriver, quand demeure en vérité la plus grande oppression du monde : « Une science économique inspirée du Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolution, et l’histoire semble exiger d’autres secours qu’une dialectique prédicative. » [60]
Aussi bien en sommes-nous exactement là.

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* Compte rendu établi par F. Regnault du Séminaire qu’il a tenu dans le cadre des “Cartes blanches de l’ECF”, intitulé “Le Marx de Lacan” qui a eu lieu les lundis 21 mars, 18 avril, 23 mai et 27 juin 2005, à l’ECF, 1, rue Huysmans.
[1] Paru d’abord dans Cités N°16 (2003), p.134, puis dans Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p.16. Lors de ce cours, je ne disposais que du texte, établi par Jacques-Alain Miller, paru dans Cités, et de mes notes personnelles prises à ce Séminaire. Depuis sa parution, je me réfère évidemment au Séminaire tel qu’il vient de paraître au Seuil en cette année 2006.[2] Op. cit. p.64.[3] Ibid. p.45.[4] Ibid. p.46. [5] Ibid. p.46.[6] Ecrits, p.362, Ecrits II, p.360 Texte du 23 juin 1960. (Je donne les références dans les deux Editions des Ecrits, aux Editions du Seuil : celle, en un volume, de 1966, celle, en deux volumes, de 1999).[7] Platon, Timée, traduction de Luc Brisson, GF – Flammarion, 1992.[8] Ethique à Nicomaque, traduction Tricot, Vrin, 1990., p.227, 228.[9] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima pars, question XIII, article 5, éd. Lethielleux, 1925. – Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, livre IV, N°535, édition Marietti, 1964.[10] Euclide : Euclid’s Elements, edited by Sir Thomas L. Heath, vol.2 (livres III à IX), Dover publications, New York. – Archimède : The works of Archimedes, edited by T. L. Heath, Dover publications, New York.[11] Cités p.139, D’un Autre à l’autre, p.21.[12] Karl Marx, Le Capital, livre I, 1ère section, chap.1, éditions sociales,1959, p.52.[13] Ibid. p.53.[14] Ibid. p.53.[15] Ibid. p.54.[16] Ibid. p.56.[17] Ibid. p.57.[18] Ibid. p.60.[19] Ibid. p.62.[20] L’objet de la psychanalyse, dans Autres Ecrits, Editions du Seuil, 2001, p.219.[21] D’un Autre à l’autre, op. cit. p.30.[22] Le Capital, op. cit. p.63.[23] Le Capital, op. cit. p.188.[24] Le Capital, op. cit. p.192.[25] Le Capital, op. cit. p.191.[26] Le Capital, op. cit. p.193.[27] Le Capital, op. cit. p.194.[28] Le Capital, op. cit.p.195.[29] Cités, revue citée p.13, D’un Autre à l’autre, op. cit., p.17.[30] Cités, p.135, D’un Autre à l’autre, Ibid. p.17.[31] Ibid. p.37.[32] Althusser, « L’objet du Capital », dans Lire Le Capital, tome II, François Maspero, 1965. Voir les pp.114 à 119.[33] Cités, p.137, D’un Autre à l’autre, p 19. [34] Ibid.p.30.[35] Ibid. p.46.[36] Le Séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse, p.49.[37] Ibid. p.49.[38] Ibid. p.83. [39] Ibid.p.56.[40] Ibid. p.80.[41] Ibid. p.123.[42] Autres écrits, p.208.[43] Le Capital, Livre I, 1ère section, chapitre 1er, op.cit. p.83 à 85.[44] Lacan, “Sur la théorie du symbolisme d’Ernest Jones”, dans Ecrits, p.711, Ecrits II, p.189.[45] La Capital, op. cit. p.85. Souligné par nous.[46] Ibid. p.86.[47] Voir Iacono, Le fétichisme / Histoire d’un concept, coll. « Philosophes », PUF, 1992. L’ouvrage de Charles de Brosses est paru anonymement : Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l’ancienne religion de l’Egypte avec la religion actuelle de Nigritie (les Noirs d’Afrique).[48] Op. cit. p.42.[49] Texte de Mauss paru dans L’Année sociologique en 1907, cité dans Iacono, p.116.[50] Iacono, op.cit., p.101. Voir Freud, « Le Fétichisme » (1927), dans La vie sexuelle, PUF, 1977.[51] Marx, op. cit. p.86.[52] « Réponses à des étudiants… », dans Autres Ecrits, p.209.[53] Radiophonie, dans Autres écrits, p.434.[54] Ibid. p.434.[55] Autres écrits, p.208.[56] Lacan a donné une fois une formule spécifique du discours capitaliste qu’il n’a pas retenue ensuite. M. David Pavon Cuéllar, ancien étudiant du Département de psychanalyse devenu enseignant, a bien voulu m’adresser un cours très bien articulé qu’il a fait à Porto en 2004-5 sur la question : Eléments de marxisme lacanien. Il commente le mathème abandonné de Lacan du discours capitaliste :
[57] Radiophonie, op. cit. p.424.[58] « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Ecrits, p.260. Ecrits I, 258.[59] « Propos sur la causalité psychique », dans Ecrits p.193, Ecrits I, p.192.[60] Lacan, « La science et la vérité », dans Ecrits, p. 869, Ecrits II, p.349.
Post scriptum : Trois remarques :
  • Sur la question de l’analogie, j’ai aussi renvoyé, lors de ce cours, au « démon de l’analogie », paru dans Divagations de Mallarmé : une phrase entendue à la cantonade fait résonner toutes sortes d’analogies dans l’esprit du poète, mais cela se solde par une sorte de retour à la même voix.
  • A propos de la plus-value et du capitaliste ébahi, Marx dit : « La valeur avancée n’a pas fait de petits ; elle n’a point enfanté de plus-value. » [cité à la note 25]. Il est singulier que les références hébraïques et le mot intérêt en grec (tokoV) connotent l’idée d’un enfantement, d’une génération, mais contre nature, car de rien naît quelque chose. D’où l’interdiction de l’usure dans Deutéronome XXIII, 20, et l’embarras des Grecs (et de bien d’autres cultures) devant l’usure et le prêt à intérêt. J’ai, lors de ce cours, fait allusion à l’éloge du capitalisme par Claudel dans l’Echange (« Glorifié soit le Seigneur qui a donné le dollar à l’homme. ») Contrairement à ce que dit Thomas Pollock Nageoire au début : « Car comme tout/ A/ Un poids et une mesure, tout vaut/ Tant », la découverte de la grâce le fait revenir sur cette égalité : « Est-ce que toute chose vaut exactement son prix ? » lui demande-t-on à la fin, à quoi il répond : « Jamais. » La grâce, est, chez Claudel, l’équivalent de la plus-value chez Marx. Aussi bien la théologie chrétienne n’avait-elle pas à attendre le capitalisme pour savoir en quoi il consisterait !
  • Un commentaire s’imposerait aussi de ce passage de « Radiophonie » [Autres écrits, p.435] : « La coquille à entendre à jamais l’écoute de Marx, voilà le cauri dont commercent les Argonautes d’un océan peu pacifique, celui de la production capitaliste. » Le cauri, ce coquillage découvert aux Îles Maldives et aux Îles Soulou, dès le Xe siècle semble-t-il, est l’objet de trocs et d’échanges comme ceux (sont-ce des kauri ?) qui donnent lieu à des règles et à des rites dans ce système d’échanges complexes qu’est la Kula, analysée par Bronislaw Malinowski dans son célèbre ouvrage d’ethnologie : Les Argonautes du Pacifique occidental. Lacan ajoute : « Car ce cauri, la plus-value, c’est la cause du désir dont une économie fait son principe : celui de la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir. » Suit le passage commenté plus haut sur l’ellipse (note 54).
Où l’on voit que pour Marx, Freud et Lacan, les vrais sauvages, ce sont nous autres capitalistes !

samedi 13 août 2011

Lacan en Italie

Lacan en Italie

par Eliane Beladina, dimanche 1 août 2010, 17:16
Mais c'est un fait que la psychanalyse, la pratique psychanalytique nous a montré le caractère radical de l'incidence signifiante dans cette constitution du monde.
Je ne dis pas pour l'être qui parle, parce que ce que j'ai appelé tout à l'heure ce dérapage, cette glissade qui se fait avec l'appareil du signifiant... c'est ça qui détermine l'être chez celui qui parle. Le mot d'être n'a aucun sens au dehors du langage.

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Conférence à l'université de Milan, le 12 mai 1972
Édition La Salamandra
Du discours psychanalytique

Je remercie beaucoup M. Cesa Bianchi de nous avoir donné ces quelques repères, ces quelques mots d'information qui étaient fort exacts sur ce qui peut constituer un certain nombre d'étapes.
Donc, ce que j'ai fait au cours de ces années a mené à dire...
Mon embarras tient à ce que je ne sais ... je ne peux pas apprécier d'aucune façon le degré d'audition du français que représente votre assemblée. Je suis très heureux d'y voir un très grand nombre de figures jeunes puisque c'est sur ... enfin, c'est dans elles je veux dire, ces figures, que je mets mon espoir.
Je dois dire que je n'aime pas du tout parler français devant des gens dont je sais qu'ils ne sont pas familiers avec cette langue. Alors, j'espère que je vais sentir jusqu'où je peux aller dans cet ordre d'émissions.
J'ai rappelé à déjeuner à quelques amis une expérience qui m'est arrivée à John Hopkins University. C'était tellement manifeste que mon assemblée n'entendrait rien si je parlais français que, ayant pris d'abord, comme ça... à la prière générale, la résolution de parler français, j'ai commencé par m'excuser en anglais de ne pas pouvoir continuer, c'est-à-dire de parler français, et puis cette excuse a duré une heure et demie, en anglais bien sûr... C'est affreux quand on m'entend parler anglais. Mais les américains sont si complaisants, on peut se permettre de telles dérogations, n'est-ce pas. Je vois que vous comprenez le français - bon - alors ça m'encourage.
Donc je ne continuerai pas à parler des Américains : là je suis tout à fait incapable de vous parler italien, c'est pour ça que je parle français.
Alors, j'ai annoncé que je parlerais Du discours psychanalytique - ce n'est pas un terme que j'ai avancé depuis longtemps, mais quand même depuis trois ans.
Ce n'est pas commode, devant un auditoire qui n'estpas de mes élèves, qui n'est pas formé, rompu à quelque chose... (vous voyez, je commence à ouvrir des parenthèses)... qui n'est pas rompu à quelque chose qui est mon enseignement, mon Séminaire comme on appelle ça : ce n'est pas un séminaire du tout, puisque il n'y a que moi qui parle.
Enfin, c'est devenu comme ça. Pendant des années, j'ai fait parler d'autres personnes à mon séminaire, ça me reposait, mais enfin peu à peu, peut être parce-que le temps presse, j'y ai renoncé.
Alors, cet enseignement qui dure depuis vingt ans, dont les Ecrits ... enfin, je suis bien forcé de parler des Ecrits puisqu'ils viennent de paraître, au moins un premier morceau il y en aura peut-être d'autres, ceci grâce à Giacomo Contri qui a bien voulu y consacrer un très grand soin et un très grand temps.
Je suis bien forcé de parler un peu des Ecrits qui, paraît-il, ne vous paraissent pas faciles.
Ça, c'est vrai : ils ne le sont pas, pas du tout même.
C'est qu'ils n'ont jamais été faits, ces fameux écrits... ils n'ont jarres été faits pour remplacer mon enseignement.
Il y en a d'abord une bonne moitié qui ont été écrits avant que je le commence, c'est-à-dire que ça n'est pas d'hier puisque je vous ai dit qu'il y a vingt ans que je fais ce qu'on appelle mon séminaire.
Il y en a une bonne moitié qui sont d'avant, et en particulier ceux dont beaucoup en sont encore à faire le pivot de ce que j'ai pu apporter au discours psychanalytique, dont le stade du miroir. Le stade du miroir, c'était une communication que j'ai faite dans un congrès aux temps où je faisais encore partie de ce qu'on appelle IPA - InternationaI Psychanalytique Avouée - ou avouable, comme vous voudrez. Enfin, c'est une façon de traduire ces mots.
Puis, la seconde partie de ces Ecrits consiste dans une série d'articles où je me suis trouvé, disons que chaque année à partir d'un certain moment, entre un certain moment et un autre... où je me suis trouvé chaque année donner une sorte de repère, qui permettait à ceux qui m'avaient entendu au séminaire de trouver là enfin, condensé, en somme concentré, ce que j'avais pu apporter ou ce que je croyais moi-même pouvoir repérer comme étant axial dans ce que j'avais énoncé.
Ça n'empêche pas que c'est une très mauvaise façon, en somme, de rassembler un public.
C'est très difficile d'abord, la notion de public. Je vais me risquer à rappeler que lors de cette publication, je me suis livré au jeu de mots de l'appeler poubellication - je vois qu'il y a des gens qui savent ce que c'est le mot poubelle. Il y a une trop grande confusion en effet, de nos jours, entre ce qui fait public et ce qui fait poubelle ! C'est même pour ça que je refuse les interviews, parce que malgré tout, la publication des confidences, c'est ça qui fait l'interview.
Ça consiste alors tout-à-fait à attaquer le public au niveau de la poubelle.
Il ne faut pas confondre la poubelle avec le pubis - ce n'est pas du tout pareil.
Le pubis a beaucoup de rapports avec la naissance du mot public.
C'est vrai, hein?
Ça ne se discute pas, enfin ... je pense.
C'était un temps où le public, ce n'était pas la même chose que le déballage du privé, et où quand on passait au public on savait que c'était un dévoilement, mais maintenant ça ne dévoile plus rien puisque tout est dévoilé.
Enfin, évidemment je ne suis pas porté à vous faire des confidences, et pourtant je suis forcé quand même de dire quelque chose qui, étant donné que je ne vous verrai qu'une fois - enfin, ça m'étonnerait de vous revoir d'ici peu - je suis forcé de vous dire quelque chose tout de même qui est de l'ordre de cette confidence.
A savoir, comment je peux me sentir actuellement dans cette position que j'occupe auprès de gens qui ne font pas partie de mon auditoire.
Ce que je peux bien marquer, n'est-ce pas, c'est ce que j'ai dit d'abord, c'est que les Ecrits, ça me semble difficile que, exportés, comme ça, hors du contexte d'un certain effort que je fais et dont je vais vous dire sur quoi il est centré, que les Ecrits, enfin, ça suffise du tout à ce qu'on puisse là-dessus élucubrer quoi que ce soit qui corresponde vraiment à mon discours.
L'auditoire et l'éditoire, si je peux m'exprimer ainsi, ce n'est pas du tout du même niveau, vous le voyez.
Nous jouons enfin là, éditoire, comme ça ... poubellication... ça fait obscène et du même coup auditoire se contrainte.
Tout ça, c'est une façon en somme de voir ce que je peux dire et de vous introduire comme ça, tout doucement, à ce qui est très important.
Ce que j'appellerai le jeu des signifiants. Le jeu des signifiants, ça glisse au sens.
Mais l'important dans ce que j'énonce, c'est que ça ne glisse jamais qu'à la manière d'un dérapage.
Pour ceux qui sont tout-à-fait inaccoutumés à ces termes, je dis simplement ceci : les signifiants ou le jeu des signifiants, c'est lié au fait de la langue, du langage - ce n'est pas équivalent.
La langue, c'est quelque chose d'assez spécifié ; pour chacun, c'est la langue maternelle, l'italien pour la plupart d'entre vous.
C'est ça qui fait la langue.
Il se trouve qu'il y a quelque chose qu'on peut repérer, comme étant déterminé vers une même fin, pour toutes les langues, et c'est en généralisant, comme on s'exprime, qu'on parle du langage : comme caractérisant l'homme.
(Rumore neII'aula)
Qu'est-ce qu'il y a ? ... Je ne demanderais pas mieux que de laisser la parole à quelqu'un, qui me prouverait par là que moi-même je ne parle pas en vain...
Alors, le langage, on a le sentiment que ça définit un être, qu'on appelle généralement l'homme, et après tout, en se contenant strictement de le définir ainsi, pourquoi ?
Il est certain qu'il y a un animal sur qui le langage est descendu, si je puis dire, et que cet animal en est vraiment marqué. Il en est marqué au point que je ne sais pas jusqu'où je peux aller pour bien le dire.
C'est pas seulement que la langue fasse partie de son monde, c'est que c'est ça qui soutient son monde de bout en bout.
C'est pour ça que... N'essayez pas de chercher quelle est ma Weltanschauung - je n'ai aucune Weltanschauung, pour la raison que ce que je pourrais à la rigueur en avoir, ça consiste à dire que le Welt..., le monde, c'est bâti avec du langage.
Ce n'est pas une vue sur le monde, ça ne laisse place à aucune vue - ce qu'on s'imagine être vu, être intuitif, est évidemment lié à quelque chose qui est le fait que nous avons les yeux, et que le regard, c'est vraiment une. passion de l'homme.
La parole aussi, bien sûr. Il s'en aperçoit moins.
Puis il y a d'autres éléments qui sont tout-à-fait cause de son désir.
Mais c'est un fait que la psychanalyse, la pratique psychanalytique nous a montré le caractère radical de l'incidence signifiante dans cette constitution du monde.
Je ne dis pas pour l'être qui parle, parce que ce que j'ai appelé tout à l'heure ce dérapage, cette glissade qui se fait avec l'appareil du signifiant... c'est ça qui détermine l'être chez celui qui parle. Le mot d'être n'a aucun sens au dehors du langage.
On a fini quand même par s'apercevoir que ce n'est pas à méditer sur l'être qu'on fera en rien le moindre pas.
On a fini par s'en apercevoir par la conséquence... conséquence un peu poussée... les suites de cette pratique que j'ai appelée le glissement avec le signifiant.
La façon qu'on a, plus ou moins savante, de déraper à la surface de ce qu'on appelle les choses ... de ce qu'on appelle les choses jusqu'au moment où on commence à considérer que les choses, ce n'est pas très sérieux.
On arrive vraiment à concentrer la puissance du signifiant d'une façon telle qu'une part de ce monde finit par, simplement, s'écrire dans une formule mathématique.

Formules mathématiques auxquelles, bien sûr pour les écoliers, on essaye de conjoindre un sens.
En effet on y parvient : la formule d'Einstein et même d'Heisenberg, enfin, sont des petits termes qui désignent la masse.
Et la masse, ça fait toujours de l'effet, n'est-ce pas, on s'imagine qu'on sait ce que c'est. Et en effet on ne se I'imagine pas toujours - quelquefois quand on a des notions physiques précises, on sait comment ça se calcule, mais on aurait tort de croire que la masse, c'est ça ou ça... par le sentiment.
Ce n'est pas seulement parce que nous pesons un petit peu qu'on peut s'imaginer qu'on sait ce que c'est que la notion de masse. C'est seulement à partir du moment où l'on commence à faire tourner quelque chose, que l'on voit que les corps ont une masse.
Mais ça reste toujours tellement contaminé par quelque chose qui est lié au fait qu'il y a une corrélation entre la masse et le poids qu'en réalité on fait mieux de ne pas chercher à comprendre, et simplement de s'en
tenir aux formules.
C'est en ça que la mathématique démontre vraiment quel est le point de l'usage du signifiant. Bien sûr, nous sommes arrivés à ... [...] que de fait nous sommes déjà plongés dans la langage.
Vous le voyez, je ne dis pas : nous sommes des êtres parlants.
Nous sommes dans le langage, et je ne me crois pas du tout en mesure de vous dire pourquoi nous y sommes, ni de dire comment ça a commencé.
C'est même comme ça qu'on a pu commencer à dire sur le langage quelque petite chose, débarrassés du préjugé que c'est essentiel que ça ait un sens : ce n'est pas essentiel que ça ait un sens, et c'est même là-dessus qu'est fondée cette nouvelle pratique qui s'appelle la linguistique.
Ce qu'il faut - c'est là que la linguistique se centre bien - c'est se centrer sur le signifiant en tant que tel.
Il ne faut pas croire que le signifié - qui bien entendu se produit dans le sillage du signifiant - que ça soit là quelque chose d'aucune façon premier ; et se dire que le langage est là pour qu'il permette qu'il y ait la signification, c'est une démarche dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle est précipitée.
Il y a quelque chose de plus primaire que les effets de signification, et c'est là que la recherche - si tant est que jamais on cherche quelque chose, si on ne l'a pas d'abord trouvé, hein ? - c'est là que la trouvaille est susceptible d'avoir d'effet.
Enfin voyez-vous, pour le signifiant, tout à l'heure j'y suis arrivé avec ce que j'ai appelé le dérapage, l'effet de glissement... Enfin, je serai porté à vous faire la métaphore que le signifiant, c'est comme le style : c'est déjà pareil, c'est du style qu'on aurait déjà là. C'est peut-être possible que l'animal humain l'ait un jour fabriqué... Nous n'avons pas la moindre trace de ce qui pourrait s'appeler l'invention du langage... Aussi loin dans le passé que nous le voyons fonctionner, c'est lui qui a le dessus du pavé.
Bon, alors, vous me direz, qu'est-ce que ça à faire avec la psychanalyse ?
Ça a à faire de la façon la plus étroite, parce que si on ne part pas de ce niveau qui est le niveau de départ, on ne peut absolument rien faire de plus dans Inexpérience psychanalytique... on ne peut rien faire de plus que de faire de la bonne psychothérapie.
C'est-à-dire, comme aussi bien les psychanalystes l'avouent... ils avouent tout, ils déballent tout... il y a eu un jour... Claudel... comme ça, qui a imaginé que le châtiment de Ponce Pilate, enfin, ça devait être ceci : parce qu'il avait demandé, très mal à propos : Qu'est-ce que la vérité ? - que chaque fois qu'il parlait devant une idole, l'idole ouvrait son ventre, et qu'est-ce qu'il en sortait ? C'était un formidable déballage de sous de l'époque, des trucs qu'on mettait dans la tire-lire... les psychanalystes sont comme ça, ils vous avouent tout... ils avouent tout... et tout ce qu'ils racontent prouve qu'évidemment ils sont des très bonnes personnes.
C'est fou ce qu'ils aiment l'être humain, qu'ils veulent son bien, sa normalité - c'est inouï, enfin, n'est-ce pas, c'est inouï la folie de guérir, de guérir de quoi ? C'est justement ça qu'il faut jamais mettre en question...
Au nom de quoi est-ce qu'on se considère comme malade ? En quoi est-ce qu'un névrosé est plus malade qu'un être normal, dit normal ? Si Freud a apporté quelque chose, c'est justement pour démontrer que la névrose, enfin, est strictement insérée quelque part dans une faille qu'il nomme, qu'il désigne parfaitement, qu'il appelle sexualité, et il en parle d'une telle façon que ce qui est clair, c'est justement ... c'est ce dans quoi l'homme n'est pas du tout à son aise. L'homme, bien sûr, appelé au sens large, la femme non plus ; enfin, il n'y a rien qui aille si mal que les rapports de l'homme et de la femme.
C'est ça, ce qu'il y a d'admirable, c'est qu'il y a des gens ici qui ont l'air d'entendre ça pour la première fois. C'est absolument sublime, comme si vous n'étiez pas nés là-dedans... A savoir que pour vous baiser avec une fille, ça ne marche jamais. Pour la fille, c'est la même chose... et depuis que le monde est monde, il y a toute une littérature, il y a la littérature qui ne sert qu'à dire ça.
Alors, Freud un jour parle de sexualité [in falsetto] et il suffit que ce mot sucré soit sorti de sabouche pour que tout le monde croie que c'est pour résoudre la question.
C'est à dire qu'à partir du moment, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, que si l'on pose une question, c'est qu'il a déjà la réponse, donc s'il pose la question c'est qu'il a la réponse - c'est-à-dire qu'avec ça, ça doit marcher.
Ce qui supposerait que Freud ait l'idée de l'accord sexuel.
Or, enfin, il suffit de lire, d'ouvrir son oeuvre pour voir que jusqu'à la fin, lui, parce qu'il était homme, enfin, il est resté là.
Et il le dit, il l'écrit, il l'étale, enfin, à se demander : une femme, qu'est-ce que ça peut bien vouloir ? [risa].
Il n'y a pas besoin pour ça de faire allusion à la biographie de Freud, parce que c'est toujours comme ça qu'on rétrécit la question, d'autant plus qu'il était névrosé comme tout le monde, puis il avait une femme qui était une emmerdeuse... Enfin, ça c'est connu... La vieille Madame Freud...
C'est vraiment rapetisser la question.
C'est justement pour ça que je ne me mettrais jamais à faire la psychanalyse de Freud, d'autant plus que c'est une personne que je n'ai pas connue. Ce qui est dit par Freud, c'est ça, ce que je viens de dire. C'est ce dérapage du signifiant dont je parlais tout à l'heure, qui fait qu'au nom du fait qu'il a dépeint ça «sexualité», on suppose qu'il savait ce que ça voulait dire : sexualité.
Mais justement ce qu'il nous explique, c'est qu'il ne le sait pas.
Il ne le sait pas. La raison pour laquelle il ne le sait pas, justement, c'est ce qui lui a fait découvrir l'inconscient.
C'est à dire s'apercevoir que les effets du langage jouent à cette place où le mot "sexualité" pourrait avoir un sens. Si la sexualité chez l'être parlant, ça fonctionnait autrement qu'à s'empêtrer dans ces effets du langage... Je ne suis pas en train de vous dire que le langage est venu là pour remplir le trou - je ne sais pas si le trou est primitif ou s'il est second : à savoir si c'est le langage qui a tout détraqué.
Je m'étonnerais que le langage soit là pour tout détraquer. Il y a des champs où ça réussit... mais où ça ne réussit jamais que pour faire partage de ce qui paraît aller bien chez les animaux - à savoir qu'ils ont l'air de baiser d'une façon bien polie.

Parce que c'est vrai, chez les animaux ça a l'air - c'est ce qui nous frappe par contraste - ça a l'air de se passer gracieusement. Il y a la parade. Il y a toutes sortes d'approches charmantes, et puis ça a l'air de tourner rond jusqu'à la fin.



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Qu'on dise comme fait reste oublié derrière ce qui est dit dans ce qui s'entend.
Cet énoncé qui est assertif par sa forme, appartient au modal pour ce qu'il émet d'existence.

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Il n'y a pas d'apparence, chez les animaux, ni de viols, ni non plus de toutes ces complications, tout ce baratin qu'on fait autour. Ça se passe chez eux d'une façon pour tout dire civilisée [risa].
Chez l'homme, ça fait ce qu'on appelle des drames [...]. Par quoi bien sûr tout le malentendu [...]. Plût au ciel que les hommes fassent l'amour comme les animaux, ça serait agréable.
Je me laisse un petit peu, comme ça, entraîner à quelque chose... enfin, de tellement patent. Il faut quand même bien le rappeler [...] quelque chose qui est quand marne ce qui est de l'expérience du psychanalyste. Qu'il fasse comme s'il n'en savait rien, ça tient à une nécessité de discours qui est là écrite au tableau.
Il faut bien quand même que je m'en serve, puisque je suis venu un quart d'heure à l'avance pour l'écrire au tableau.
Ça tient les caractères-clefs dans tout discours de ce point que j'appelle le semblant.
Mon dernier séminaire - ou appelez-le comme vous voudrez, mais ce n'est pas le dernier puisque le dernier est celui que je suis en train de finir - mon dernier séminaire donc, celui d'avant, s'appelait : D'un discours qui ne serait pas du semblant. J'ai passé mon année à démontrer que c'est un discours tout à fait exclu. Il n'y a aucun discours possible qui ne serait pas du semblant. Ça, c'est du semblant, hein ?
Bon, alors c'est tout à fait admissible à un certain niveau que le psychanalyste fasse semblant, comme s'il était là pour que les choses marchent sur le plan du sexuel. L'ennuyeux, c'est qu'il finit par le croire, et alors ça le fige lui-même, complètement. C'est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom, il en devient imbécile.
Je crois qu'il était, à une certaine date, nécessaire - pour lui permettre de faire un peu de gymnastique, pour, dans une expérience telle qu'elle est instituée, qu'il puisse y faire quelque pas de plus - qu'il fallait au moins lui rappeler ce qu'il fait : à savoir, malgré tout, que c'est de faire parler quelqu'un en lui expliquant comment il faut faire, c'est-à-dire pas n'importe quoi. Lui expliquer la règle : dire à une personne comment il faut qu'elle parle ... Et que ça arrive à donner quelque chose, qu'il s'agit de comprendre pourquoi quelque chose qui se fait avec cet appareil que j'appelle le signifiant, ça peut avoir des effets.
Qu'il y ait un décollage nécessaire, qui consiste justement... à ne pas comprendre trop vite, c'est ça que j'ai essayé de produire.
A une certaine époque... évidemment ce n'était pas une époque très bien choisie, mais je n'avais pas le choix... Je suis entré dans la psychanalyse, comme ça, un peu sur le tard. En effet jusqu'à ce moment-là... en neurologie un beau jour... qu'est ce qu'il a pu me prendre ? j'ai eu le tort de voir ce que ça peut être ce qu'on appelle un psychotique.
J'ai fait ma thèse là-dessus : De la psychose paranoïaque - oh scandale! - dans ses rapports avec la personnalité. Personnalité, vous pensez, ce n'est pas moi qui n'en ferais jamais des gorges chaudes.
Mais enfin, à cette époque ça représentait pour moi, comme ça, une nébuleuse, enfin, quelque chose... quelque chose qui était déjà bien suffisamment scandaleux pour l'époque, je veux dire que ça a fait un véritable effet d'horreur. Enfin, ça m'a mené à faire l'expérience de la psychanalyse moi-même. Après ça, il y a eu la guerre, pendant laquelle j'ai poursuivi cette expérience. Au sortir de la guerre, j'ai commencé à dire que je pourrais peut-être en dire un peu quelque chose.
"Surtout pas - m'a-t-on dit - personne n'y comprendrait rien... on vous connaît, on vous a repéré déjà depuis un moment". Enfin, bref, il a fallu pour ça une espèce de crise, de crise politique, politique intérieure ... le micmac entre psychanalystes, pour que je me sois trouvé dans une position extraite.
Et comme il y en avait qui avaient l'air de vouloir que je fasse quelque chose pour eux...
Je n'aurais commencé que, comme on dit, très sur le tard : mais moi je n'ai jamais été ennuyé d'être tard... je n'éprouvais aucun besoin, après-tout, de forcer les gens. Pour ne pas les forcer, j'ai commencé à raconter les choses au niveau où je les avais vues.
Retour à Freud : on m'a naturellement mis cette étiquette, que je mérite bien, parce que c'est comme ça que je l'ai d'abord moi-même produite. Je m'en fous de toi, Freud. Simplement, c'était le procédé pour que les psychanalystes s'aperçoivent que ce que j'étais en train de leur dire, c'était déjà dans Freud.
A savoir qu'il suffit qu'on analyse un rêve pour voir qu'il ne s'agit que de signifiant. Et de signifiant dans toute cette ambiguïté que j'ai appelée tout à l'heure la fonction de déparage.
A savoir qu'il n'y a pas un signifiant dont la signification serait assurée. Elle peut toujours être autre chose, et même elle passe son temps à glisser aussi loin qu'on veut dans la signification. Tellement sensible dans La Traümdeutung, ça ne l'était pas moins dans La psychopathologie de la vie quotidienne , ça l'est encore plus dans Le mot d'esprit. Ça me paraît essentiel, c'est essentiel. La chose qui me frappe, c'est... [Il discorso si interrompe per il cambio del nastro]... cette priorité du signifiant.
Maintenant tout le monde est à la page. Ce que vous trouverez dans une revue d'avant-garde, ou même pas d'avant-garde, de n'importe quoi, quant à ce signifiant... on nous en rebat les oreilles.
Quand je pense qu'au moment où j'ai commencé, nous étions sous le règne de l'existentialisme, et maintenant... je ne sais pas... Je ne voudrais pas avoir l'air, enfin, d'attenter au style, à la hauteur d'un écrivain dont j'ai la plus grande admiration : il s'agit de Sartre. Et même Sartre... enfin, maintenant le signifiant est entré dans son vocabulaire. Tout le monde, enfin, sait que signifiant signifie lacanisation.
Qu'est-ce que ça veut dire?
Ouais.
De temps en temps je m'imagine que j'y suis pour quelque chose, et dans ce cas-là, c'est bien ça qui m'a fait...
j'ai retrouvé dans mes notes, comme ça, que j'avais écrit quelque chose le 11 avril 1956, dans un séminaire recueilli... c'est vrai que bien avant que ce soit devenu absolument... enfin, mon oeuvre maintenant connue, bien sûr, il était tout autre... Il n'en est pas moins vrai que ce que je suis en train de dire maintenant - qui lui bien sûr sera exploité dans vingt ans - ce que je suis en train de vous dire maintenant, quand c'est aux structures de la logique mathématique que je recours pour définir de quoi il s'agit dans ce que j'appelle discours psychanalytique, je peux très bien m'apercevoir qu'il y a des choses drôles : vous comprenez par exemple, que si je vous ai dit, bien sûr, que de mes Ecrits, il ne fallait pas vous fatiguer... mais quand même, à l'avant-dernier paragraphe de mon Intervention sur le transfert, il est écrit : "le cas de Dora paraît privilégié pour notre démonstration en ce que, s'agissant d'une hystérique, l'écran du moi y est assez transparent pour que nulle part, comme l'a dit Freud, ne soit plus bas le seuil entre l'inconscient et le conscient, ou pour mieux dire, entre le discours analytique et le mot du symptôme".
Evidemment, c'est en 51, le discours analytique : j'ai évidemment mis du temps à lui donner sa place. Mais enfin, je n'écris jamais les mots au hasard, et le discours analytique, c'est tout de même ce jour-là, n'est-ce-pas, que je l'ai produit. Enfin, cinq ans plus tard, lorsque j'avais commencé mon enseignement, la structure... la structure, écris-je alors... parce que maintenant je ferai attention, je ne voudrais pas me rallier ou paraître me rallier à cette salade qu'on appelle le structuralisme.
Mais enfin, la structure, j'en parlais alors parce que personne ne connaissait ce mot. Enfin, la structure est une chose qui se présente d'abord comme un groupe d'éléments, formant un ensemble covariant.

Je suis maintenant à me repérer sur quelque chose qui s'appelle précisément la Théorie des ensembles.
Je parle tout de suite après de structures closes et de structures ouvertes, ce qui est également tout-à-fait à la page de ce que j'énonce maintenant. Et spécialement... nous y voyons des relations de groupe fondées sur la notion d'ensemble, je souligne : relations ouvertes ou fermées.

A l'époque... je ne peux pas m'exprimer autrement qu'à dire que dégager une loi naturelle, c'est dégager une formule signifiante pure. Moins elle signifie quelque chose, plus nous pouvons l'admettre du point de vue scientifique... Je fais remarquer [...] que le pas scientifique, ça consiste justement en ça : à couper les choses strictement, au niveau dit signatura rerum... [...], du signifiant serait là arrangé - arrangé, bien sûr, par qui ? par Dieu, parce que la signatura rerum, c'est de Jakob Böhme... - pour signifier quelque chose. La démarche scientifique, c'est ça.
C'est, bien sûr, ponctuer le monde de signifiants mathématiques... mais s'arrêter justement à ceci... que ce soit pour signifier... Car c'était bien ce qui jusque-là avait empêtré toutes les terres, et ce qu'on appelle improprement le finalisme. Nous sommes aussi finalistes que tout ce qui a existé avant le discours de la science. Il est tout-à-fait clair que rien dans aucune loi n'est là pour autre chose que pour aboutir à un certain point, bien sûr. Le discours scientifique est finaliste, tout-à-fait, au sens du fonctionnement [...], nous ne nous rendons pas compte que ce finalisme, ça serait le finalisme ... que ce soit fait pour nous enseigner quelque chose, par exemple pour nous inciter à la vertu, pour nous amuser simplement [...] dans un monde qui peut être tout-à-fait structuré sur des causes finales... il serait facile de démontrer que la physique moderne est parfaitement finaliste. L'idée même de la conservation de l'énergie est une idée finaliste ... celle aussi de l'entropie, puisque justement, ce qu'elle montre, c'est vers quel frein ça va, et ça va nécessairement.
Ce qu'il y a de changé, c'est qu'il n'y a pas de finalisme, justement pour ça : que ça n'a aucune espèce de sens. [...] faire décoller le sens qui est donné couramment au subjectif et à l'objectif... le subjectif est quelque chose que nous rencontrons dans le réel.
Non pas que le subjectif soit donné au sens que nous entendons habituellement pour "réel", c'est-à-dire qui implique l'objectivité : la confusion est sans cesse faite dans les écrits analytiques.
Il apparaît dans le réel en tant que le subjectif suppose que nous avons en face de nous un sujet qui est capable de se servir du signifiant comme tel... et de se servir du signifiant comme nous nous en servons, se servir du jeu du signifiant non pas pour signifier quelque chose, mais précisément pour nous tromper sur ce qu'il y a à signifier... se servir du fait que le signifiant est autre chose que la signification, pour nous présenter un signifiant trompeur.
Bref, comme vous le voyez, enfin, c'est pas d'hier. J'insiste sur ce biais-clé. C'est très curieux que la position d'analyste ne permette pas de s'y soutenir indéfiniment. Ce n'est pas seulement parce que ce qu'on appelle... ce qu'on appelait tout à l'heure l'Internationale... pour des raisons tout à fait contingentes, y a fait obstacle. Et même des hommes, enfin, que j'avais formés à un moment, ils [...].
Ce que, en somme, j'ai essayé d'en instituer a abouti à ce que j'ai appelé quelque part, noir sur blanc, un échec. Ce n'est pas là l'essentiel, parce qu'un échec, nous savons très bien par l'expérience analytique ce que c'est : c'est une des formes de la réussite.
On ne peut pas dire que, en fin de compte, je n'ai pas réussi quelque chose... j'ai réussi à ce que quelques analystes se préoccupent de ce biais que j'ai essayé de vous expliquer : quel est le clivage entre le discours analytique et les autres. Et puis je dirais que tout le monde depuis quelques années y est intéressé.
Tout le monde y est intéressé au nom de ceci : qu'il y a quelque chose qui ne tourne plus rond.
Il y a quelque part, du côté de ce qu'on appelle si gentiment, si tendrement, la jeunesse... comme si c'était une caractéristique... au niveau de la jeunesse, il y a quelque chose qui ne marche plus du côté d'un certain discours... du discours universitaire, par exemple... Je n'aurais probablement pas le temps de vous le commenter, le discours universitaire...
Celui-là, c'est le discours éternel, le discours fondamental. L'homme est quand même un drôle d'animal, n'est-ce pas ? Où, dans le règne animal, y a-t-il le discours du maître ? Où, dans le règne animal, y a-t-il un maître ?
S'il ne vous saute pas aux yeux tout-de-suite, à la première appréhension, que s'il n'y avait pas de langage, il n'y aurait pas de maître, que le maître ne se donne jamais par force ou simplement parce qu'il commande, et que comme le langage existe, vous obéissez. Et même que ça vous rend malades, que ça ne continue pas comme ça.
Tout ce qui se passe au niveau, comme ça, de ce qu'on appelle la jeunesse, est très sensible parce que ce que je pense, c'est que si le discours analytique avait pris corps, ils sauraient mieux ce qu'il y a à faire pour faire la révolution.
Naturellement, il ne faut pas se tromper, hein ? Faire la révolution, je pense que quand même, enfin, vous autres, vous qui êtes là et à qui je m'adresse le plus... vous devez quand même avoir compris ce que ça signifie... que ça signifie, revenir au point de départ. C'est même parce que vous vous apercevez que c'est démontré historiquement : à savoir qu'il n'y a pas de discours du maître plus vache qu'à l'endroit où l'on a fait la révolution...
Vous voudriez que ça se passe autrement. Evidemment, ça pourrait être mieux. Ce qu'il faudrait, c'est arriver à ce que le discours du maître soit un peu moins primaire, et pour tout dire un peu moins con.
[risa del publico]... comme vous savez le français, hein ? ... c'est merveilleux.
Et en effet, si vous regardez là mes petites formules tournantes, vous devez voir que la façon dont, ce discours analytique, je le structure... c'est exactement à l'opposé de ça qu'est le discours du maître... à savoir qu'au niveau du discours du maître, ce que je vous ai appelé tout-à-l'heure le signifiant-maître, ç'est ça, c'est ce dont je m'occupe pour l'instant : il y a de l'Un.
Le signifiant, c'est ce qui a introduit dans le monde l'Un, et il suffit qu'il y ait de l'Un pour que ça... ça commence, ça ... [indica le formule alla lavagna) ... ça commande à S2, c'est-à-dire au signifiant qui vient après, après que l'Un fonctionne : il obéit. Ce qu'il y a de merveilleux, c'est que pour obéir, il faut qu'il sache quelque chose.
Le propre de l'esclave, comme s'exprimait Hegel, c'est de savoir quelque chose.
S'il ne savait rien, on ne prendrait même pas la peine de le commander, quoi que ce soit. Mais par ce seul privilège, cette seule primarité, cette seule existence inaugurale qui fait le signifiant, du fait qu'il y a le langage, le discours du maître, ça marche. C'est tout ce qu'il lui faut d'ailleurs, au maître, c'est que ça marche.
Alors, pour en savoir un peu plus sur les effets justement du langage, pour savoir comment ça détermine ce que j'ai appelé d'un nom qui n'est pas tout à fait celui de l'usage reçu : le sujet...
S'il y avait eu un travail, un certain travail fait à temps dans la ligne de Freud, il y aurait peut-être eu... à cette place... à cette place qu'il désigne, dans ce support fondamental qui est soutenu de ces termes : le semblant, la vérité, la jouissance, le plus-de-jouir... il y aurait peut-être eu... au niveau de la production, car le plus-de-jouir, c'est ce que produit cet effet de langage... il y aurait peut-être eu ce qui s'implique du discours analytique, à savoir un tout petit peu meilleur usage du signifiant comme Un.
Il y aurait peut être eu... mais d'ailleurs, il n'y aura pas... parce que maintenant c'est trop tard, la crise, non pas du discours du maître, mais du discours capitaliste, qui en est le substitut, est ouverte. C'est pas du tout que je vous dise que le discours capitaliste, ce soit moche, c'est au contraire quelque chose de follement astucieux, hein?
De follement astucieux, mais voué à la crevaison.
Enfin, c'est après tout ce qu'on a fait de plus astucieux comme discours. Ça n'en est pas moins voué à la crevaison. C'est que c'est intenable. C'est intenable, dans un truc que je pourrais vous expliquer... parce que, le discours capitaliste est là, vous le voyez... [indica la formula alla lavagna]... une toute petite inversion simplement entre le S1 et le Sbarré, qui est le sujet... ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume.
Maintenant vous êtes embarqués... vous êtes embarqués, mais il y a peu de chances que quoi que ce soit se passe de sérieux au fil du discours analytique, sauf comme ça, bon, au hasard.
A la vérité je crois qu'on ne parlera pas du psychanalyste dans la descendance, si je puis dire, de mon discours... mon discours analytique. Quelque chose d'autre apparaîtra qui, bien sûr, doit maintenir la position du semblant, mais quand même ça sera... mais ça s'appellera peut-être le discours PS. Un PS et puis un T, ça sera d'ailleurs tout à fait conforme à la façon dont on énonce que Freud voyait l'importation du discours psychanalytique en Amérique... ça sera le discours PST. Ajoutez un E, ça fait PESTE.


Un discours qui serait enfin vraiment pesteux, tout entier voué, enfin, au service du discours capitaliste. Ça pourra peut-être un jour servir à quelque chose, si, bien sûr, toute l'affaire ne lâche pas totalement, avant.
Bref, il est huit heures moins le quart et ça fait une heure et demie que je parle. Je ne vous ai dit, bien entendu, que le quart de ce que j'avais ce soir à vous dire. Mais il n'est peut être pas impensable qu'à partir de ce que je vous ai indiqué, de la structure du discours capitaliste et du discours psychanalytique, que quelqu'un me pose quelques questions.
[...] De très braves gens, mais tout à fait inconscients de ce que disait Marx lui-même, s'en marrent... sans Marx.
Et voilà que Marx leur apprend que ce dont il s'agit, c'est uniquement de la plus-value. La plus-value, c'est ça... c'est le plus de jouir, hein !
[rumore nella sala]
Mais qu'est-ce que ces gens ont compris, c'est merveilleux... Ils se sont dit : "Bien, voilà, c'est vrai !".
Il n'y a que ça qui fait fonctionner le système. C'est la plus-value. Le capitalisme en a reçu enfin ce bond... ce coup d'ailes qui fait qu'actuellement [...]. C'est quelque chose, comme ça, d'un petit peu analogue, mais pas du même sens, que je dirais qu'ils auraient pu faire si vraiment les gens travaillaient un peu, si vraiment ils interrogeaient le signifiant, le fonctionnement du langage. S'ils l'interrogeaient de la même façon que l'interroge un analysant, comme je l'appelle, c'est-à-dire pas un analysé, puisque c'est lui qui fait le travail : le type qui est en analyse...s'il l'interrogeait de la même façon, peut-être qu'il en sortirait quelque chose.

C'est ça la règle analytique. Ça ne lui était jamais arrivé qu'on [...], pas simplement le type qui a une velléité. On le force à dire quelque chose, et là, c'est là qu'on l'attrape, parce que quand même l'interprétation analytique, même quand elle est faite par un imbécile, ça joue quand même sur quelque chose, au niveau de l'interprétation. On lui montre quelques effets logiques de ce qu'il dit, qui se contredit à la fois. Se contredire, ce n'est pas de tout le monde. Mais on ne peut pas se contredire de n'importe quelle façon. Il y a des contradictions sur lesquelles on peut construire quelque chose, et puis d'autres sur lesquelles on ne peut rien construire du tout.
C'est tel le discours analytique. On dit ce quelque chose, très précisément au niveau où le signifiant est l'Un, la racine même du signifiant. Ce qui fait que le signifiant, ça fonctionne, parce que c'est là qu'on attrape l'Un, c'est là qu'il y a de l' Un. [La trascrizione, per difetti di registrazione, subira in alcuni punti un andamento frammentario. Il tratto perduto sara indicato...]
Nous en sommes, par ailleurs, tout de même arrivés à quelques petites cogitations qui ne nous paraissent pas complètement superflues du côté de l'interrogation des nombres entiers - parce que quand même la théorie des ensembles, Cantor et tout le reste, ça consiste juste à se demander pourquoi il y a de l'Un. C'est pas autre chose. Et peut-être, avec un peu d'effort, on arriverait à s'apercevoir que les nombres entiers, qu'on appelle naturels, ils ne sont pas si naturels que ça... comme le reste des nombres.
Bref, il y a quelque chose qui devrait survenir à un certain niveau, qui est celui de la structure.
Ces trois quarts de siècle, qui sont maintenant écoulés depuis que Freud a sorti cette fabuleuse subversion de tout ce qu'il en est... il y a une autre chose qui a cavalé, et rudement bien, qui s'appelle rien de moins que le discours de la science, qui pour l'instant mène le jeu... même le jeu jusqu'à ce qu'on en voie la limite : et s'il y a quelque chose qui est corrélatif de cette issue du discours de la science, quelque chose dont il n'y avait aucune chance que ça ne parût avant le triomphe du discours de la science, c'est le discours analytique.
Freud est absolument impensable avant l'émergence, non seulement du discours de la science, mais aussi de ses effets, de ses effets qui sont, bien entendu, toujours plus évidents, toujours plus patents, toujours plus critiques, et dont après tout on peut considérer [...], on ne l'a pas encore fait, peut-être un jour il y aura un discours appelé, comme ça : "le mal de la jeunesse". Mais il y a quelque chose qui crie ... et une nouvelle fonction qui ne manquera pas de surgir, n'est-ce pas, d'aborder peut-être, sauf accident, un redépart dans l'instauration de ce qui est ... de ce que j'appelle discours. J'ai à peine dit ce que c'est qu'un discours.
Le discours, c'est quoi? C'est ce qui, dans l'ordre... dans l'ordonnance de ce qui peut se produire par l'existence du langage, fait fonction de lien social. Il y a peut-être un lien social, comme ça, naturel, c'est là que se partagent, éternellement, les sociologues ... mais personnellement, je n'en crois rien.
Et il n'y en a pas trente-six possibles, il n'y en a même que quatre... Des signifiants, il faut au moins qu'il y en ait deux. Ça veut dire, le signifiant en tant qu'il fonctionne comme élément, ce qu'on appelle élément justement dans la théorie des ensembles : le signifiant en tant que c'est le mode dont se structure le monde, le monde de l'être parlant, c'est-à-dire tout le savoir. Il y a donc S1 et S2, c'est d'où il faut partir pour cette définition que [...] le signifiant, c'est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. Ce sujet, ce n'est pas ce que nous croyons, ce n'est pas le rêve, l'illusion, [...] c'est tout ce qu'il y a de déterminé par cet effet de signifiant. Et ça va beaucoup plus loin que ce dont quiconque est conscient... soit connivent. C'est ça, la découverte de Freud : c'est que, les effets du signifiant, il y en a toute une part qui échappe totalement à ce que nous appelons couramment le sujet. C'est, notons-le bien, le sujet, déterminé jusque dans tous ses détails, par les effets du signifiant [...]. Nous savons ce que produit le langage : il produit quoi ? Ce que j'ai appelé là le plus-de-jouir, parce que c'est le terme qui est appliqué à ce niveau, que nous connaissons bien, qui s'appelle le désir.
Plus exactement, il produit la cause du désir. Et c'est ça qui s'appelle l'objet petit a.

L'objet petit a, c'est le vrai support de tout ce que nous avons vu fonctionner et qui fonctionne de façon de plus en plus pure pour spécifier chacun dans son désir. Ce dont l'expérience analytique donne le catalogue sous le terme de pulsion [...], pulsion qu'on appelle orale [...], un très bel objet, un objet lié à ceci [...] dès qu'il a pris l'habitude de sucer [...]. Il y en a qui sucent comme ça toute leur vie. Mais pourquoi suceraient-ils toute leur vie si ce n'était pas dans l'interstice, dans l'intervalle des effets de langage ? L'effet de langage en tant qu'il est appris en même temps, sauf à qui reste complètement idiot, n'est-ce pas ?
C'est ça qui donne son essence... et son essence tellement essentielle que c'est ça, la personnalité : c'est la façon dont quelqu'un subsiste face à cet objet petit a... Il y en a d'autres et j'ai essayé de dire lesquels. Mais là-dessus la psychanalyse, autant que Freud, jamais plus que Freud, jamais plus ni mieux que Freud... On a ajouté, bien sûr, des détails, une structure, un statut, sur cette fonction de l'objet petit a... Mélanie Klein a apporté largement sa contribution, et quelques autres aussi, Winnicott ... l'objet transitionnel.
C'est ça, c'est ça la véritable âme... la nouvelle subjectivité, au sens ancien...
C'est ça, ce que nous apprend l'expérience analytique.
C'est donc là que beaucoup de psychanalystes... C'est le rôle qu'ils jouent au niveau du semblant.
C'est ça qui les accable, c'est la cause du désir, dans celui auquel ils ouvrent la carrière de l'analysant. C'est de là que pourrait ... pourrait peut-être sortir autre chose, quelque chose qui devrait faire un pas vers une autre construction...
C'est à savoir que ce dont il s'agit après tout, en fin de compte, c'est que l'expérience tourne aussi court que possible - c'est-à-dire que le sujet avec quelques interprétations s'en tient quitte et trouve une forme de malentendu dans laquelle il puisse subsister.
Quelle est l'autre personne qui m'a posé une autre question ?
X : Quelle est la différence entre le discours du maître et le discours du capitaliste ?
L : Je l'ai quand même indiquée tout à l'heure, j'ai parlé latin, la chanson de toujours n'est-ce pas, entre le sujet et le S1. Si vous voulez, nous en parlerons à la fin, en plus petit comité, mais je l'ai indiqué.
Y: Quel est le rôle de l'appareil algorithmique dans - excusez-moi le mot - le système ? Si nous sommes dans le langage, quel métalangage pourrait parler la chaîne signifiante ?... et votre style lui-même est la preuve qu'il n'y a pas de métalangage possible.
L.: Il faut dire aux gens qui parlent du métalangage : alors, où est le langage ?
Y: D'accord, sur ça vous êtes très facile ... mais quel est l'appareil algorithmique dans la mesure où il échappe au langage naturel, qui n'a pas de métalangage, qui n'est pas soumis au métalangage ? Du moment où vous employez un appareil algorithmique, n'essayez-vous pas de bloquer cette fuite, ce dérapage continuel de la chaîne signifiante dans quelque chose qui la définit du dehors ? Sauf si la chaîne signifiante n'est pas le langage naturel mais un appareil logique, algorithmique au-dessus. Si vous employez l'appareil algorithmique pour la définir et la bloquer, n'est-il pas, l'appareil algorithmique, le seul désir finalement accompli ?
L. C'est très pertinent, à ceci près, que ce dont il s'agit dans ce que vous appelez à très juste titre algorithme ... cet algorithme ne sort pas de expérience analytique elle-même.
Ce qui prend sens, je l'ai toujours expressément articulé, ce qui prend sens valablement est toujours lié à ce que j'appellerai, si vous le voulez, le point de contact. Et souvent est un point de contact l'idéal, comme la théorie mathématique [...]. C'est pour autant que ce S1, cet Un du signifiant, fonctionne en des points, en des lieux différents, dans cette tentative de réduction radicale qu'il peut prendre sens d'être, si je peux dire, traduit [...], qu'il peut être traduit d'un de ces discours dans l'autre. C'est pour autant que, dans ces quatre discours, jamais les termes [...] ne sont à la même place fonctionnelle, qu'après tout ... - pour ce qui nous intéresse, pour ce qui est incidence actuelle des effets subjectivants, dans ce qui nous intéresse, ça se peut pour l'instant..., je ne dis pas que ce soit la seule formule possible, mais ça peut pour l'instant s'articuler de cette façon à l'algorithme - qu'il y ait convergence entre la limite où se tient pour l'instant la logique mathématique et les problèmes de nous analystes qui essayons un tout petit peu de maîtriser ce que nous faisons.
Qu'il y a convergence... qu'il y a la même limite algorithmique [...], la fonction de la limite.
Nous ne pouvons pas dire n'importe quoi.
Même les analystes les plus traditionnels ne se permettraient pas de dire n'importe quoi.
C'est ce que j'ai écrit là : "qu'on dise - je ne sais même pas quand j'avais écrit ça - qu'on dise comme fait reste oublié - je dis habituellement - derrière ce qui est dit dans ce qui s'entend".
Dans ce qui s'entend : à quoi ça se rapporte ? C'est parfaitement ambigu. Ça peut se rapporter à reste oublié - c'est le qu'on dise qui peut rester oublié dans ce qui s'entend, - ou c'est ce qui est dit dans ce qui s'entend ? C'est un usage parfaitement exemplaire de l'ambiguïté au niveau de la structure générale - transformationnelle, hein ? C'est con, tout le monde le fait, à ceci près qu'on ne s'en aperçoit pas. Qu'est ce qu'il y a ensuite dessous ? "Cet énoncé qui est assertif par sa forme, que j'ai qualifiée d'universelle, appartient au modal pour ce qu'il émet d'existence".
J'ai à peine eu le temps d'assister aujourd'hui à ce qu'il en est de l'existence : j'avais commencé assez clair et puis enfin, comme d'habitude, je suis moi-même sous mon fardeau plus ou moins fléchissant. Mais enfin, ce qui est tout-à-fait clair, c'est que nous en sommes à ça : à interroger l'"il existe" au niveau du mathème, au niveau de l'algorithme.
Il n'est qu'au niveau de l'algorithme que l'existence est recevable comme telle. A partir du moment où le discours scientifique s'instaure, ça veut dire tout savoir, il ne s'inscrit que dans le mathème. Tout savoir est un savoir enseignable... Nous en sommes là, à poser l'existence comme étant ce qui est lié à la structure algorithme.
C'est un effet d'histoire que nous en sommes à nous interroger, non pas sur notre être mais sur notre existence : que je pense "donc je suis" - entre guillemets : donc je suis. Soit ce à partir de quoi est née l'existence, c'est là que nous en sommes. C'est le fait du qu'on dise - c'est le dire qui est derrière tout ce qui est dit - qui est le quelque chose qui en vient à surgir dans l'actualité historique. Et là vous ne pouvez aucunement dire que c'est un fait de désir théorique, de ma part par exemple.
C'est ainsi que les choses se situent, émergent... l'émergence comme telle de l'ordonnance du discours : c'est à partir de là qu'il y a émission d'existence, d'existence comme de quelque chose qui est aussi bien du niveau de ce petit adont le sujet se divise.
C'est une question qui me paraît, enfin, parce que je viens de vous répondre, enfin atteinte.